Ma maison - Partie 8
A cette époque, nous parlions de psychologie et de philosophie régulièrement. Car nous cherchions à comprendre ce qui nous avait amenées à vivre toutes les deux dans un tel endroit.
Nous avions le sens profond de notre histoire de ce côté-là plus que de celui des légendes et de la foi.
Son malheur et sa personnalité me paraissaient relativement paisibles en attendant. Elle avait l’air plutôt heureuse d’être là. Je me demandais si elle voulait rester longtemps avec moi.
Quand je lui demandais, elle répondait avec un visage vidé de toute expression, malgré un large sourire artificiel.
N - Je resterai à jamais avec toi.
Je n’étais jamais entièrement confiante ou rassurée. J’étais incapable de l’être.
En parlant d’espoir, du sens de la vie et de l’expérience au travers de la souffrance, nous avons lentement dessiné mon symbole. Mon portrait le plus stylisé, simplifié sans être une caricature pour autant. Dans une autre culture, cela aurait été mon idéogramme, le symbole décrivant ce que je suis et souhaite rester.
Ce que je suis, en seulement quatre traits.
Nous cherchions quelque chose d’original et d’harmonieux, sans devenir excessivement régulier. Quelque chose pouvant tirer ses origines dans beaucoup d’idées sans les trahir, sans en saccager aucune.
C’était un jeu de compromis infini et partiellement abstrait. Comment juger qu’un trait de dessin non figuratif est trop cours ou trop long pour me représenter ?
Je ne voulais pas que l’espoir soit supplanté par la nuit ou l’aspect floral. Le caractère incisif de la souffrance ou de la solitude ne devait pas supplanter les autres non plus.
Sans ne faire que cela de nos journées, nous y avons travaillé des semaines durant. Après avoir gaspillé du papier, nous tracions nos essais sur le sol, sur les arbres, sur les plaques, partout autour de nous.
Les ruines, les décombres de la ville, furent barbouillés progressivement lors d’après-midis d’essais.
Les couloirs de la mine aussi, occasionnellement.
Parfois nous redescendions pour voir l’endroit.
Pour nettoyer les décombres et les cendres. Pour ouvrir une tombe en réalité vide, ou un sarcophage contenant des restes humains. Le squelette un peu momifié avait une montre moderne au poignet ; il n’était donc pas aussi vieux que l’architecture générale du lieu aurait pu le suggérer.
Finalement, un jour l’une de nous, je ne sais plus qui, trouva la première esquisse du meilleur compromis de symbole.
L’autre enchaina, et enfin nous arrivâmes au terme tranquille de cette drôle d’expérience.
Tracé par-dessus le symbole des plaques dont il empruntait quelques lignes, mon symbole se dégagea et prit son envol.
En douceur mais assez soudainement, il était là et enfin clair.
Le dessin pouvait être raté, mais quelque chose qui me plaisait et représentait beaucoup de moi à mes yeux était dorénavant gravé sur certaines pierres.
Un dessin chargé d’une lourde histoire, comme tous les symboles du monde peuvent l’être.
Celui-là me convenait pour sceller la mienne. Je le voulais bien sur mes vêtements, sur ma peau, sur ma tombe ou au fronton de mon église, comme sur mon livre.
Sauf que la signification de mon nom et de mon histoire, je ne tenais pas à ce qu’elle persiste.
Mon amie m’a parlé d’un ancien philosophe Allemand avec qui je partageais beaucoup d’idées sans l’avoir jamais lu. J’étais une faible dans les idées de ce penseur et je ne le niais pas. En revanche, je n’arrivais pas à exalter mon ambition d’être vivante comme lui, ou elle, dieu, le suggéraient...
Je me complaisais dans ma misère, et je refusais des élans naturels de la vie, presque ou entièrement volontairement.
Moi et dieu, nous nous trouvions comme deux sujets curieux dans le courant de ce penseur, et sans doute plus moi que elle.
Je choisissais de ne pas vivre, pas naturellement, pas normalement au sens fondamental avant même la culture. Cela me donnait à réfléchir ;mais toujours pas à envisager d’étendre mes gènes, ma parole et mes idées au-delà de mon propre corps.
Le terme absolu de la croissance, de la volonté de s’étendre, c’était de dévorer et couvrir le monde entier. Le terme absolu de la volonté de s’élever et d’accroitre sa puissance, c’était de devenir dieu au-delà de surhomme, et dominer le monde entier.
Face à la peur fondamentale, la raison de la vie, de tout vie, est naturellement de partir à l’opposé, le plus loin possible. Le plus loin possible de cette peur du néant et de la mort, qui ont des limites raisonnables dans la nature, le plus souvent.
Mais cette course compétitive entre tout ce qui vit à cause de ressources souvent communes, quel est son terme ?
Et selon le système, quel sens cela prend ?
Au terme de l’évolution, peut-être que certaines espèces comme les crocodiles qui n’ont pas eu besoin d’évoluer depuis 75 millions d’années ont atteint une forme d’idéal ; dans le cadre des limites de l’environnement et de la biochimie. En tant qu’espèce dans la course de l’évolution, ils ont peut-être bien atteint un idéal.
Dans des systèmes culturels, les religions sont les plus grosses entités pseudo-vivantes qui me viennent à l’esprit. Dans l’économie, l’économie elle-même est une transcendance pseudo-vivante, n’ayant pour ambition aussi que de s’accroitre et prospérer, au-delà de servir les humains. Même si ces volontés ne sont que des reflets de celles des humains qui les animent bien sûr.
Face à cela, qu’aurais-je dut choisir ? Faire de la politique probablement.
J’ai perdu ma confiance et éteint mon ambition. J’ai choisi de fuir.
Puis face à dieu, incarnation et idéal d’ambition, j’ai plutôt choisi d’aller à contre-courant.
Ce n’était pas de l’égoïsme je crois de vouloir stopper une ambition dévorante et puissante en passe de noyer les environs.
Comment seraient la vie et la société si l’on parvenait à accepter cette peur et agir avec les instincts calmés face à elle ?
J’ai dut me poser la question.
La réponse est simple, je n’ai pas eu besoin de courir sans cesse après une ambition croissante. Cette coupe qui n’est jamais pleine, j’ai dut soupirer que personne ne cherche à ralentir son remplissage.
Toute notre culture n’est jamais parvenue à nous élever contre ce mouvement naturel de la vie, la course à la croissance.
Sauf pour la capacité d’avorter peut-être.
Un seul bienfait qui nous élève.
Je ne risquais pas de changer le monde à mon idée, même si j’en avais eu le pouvoir, puisque cela aurait par nature été contraire à la valeur que je voulais voir !
Je vivais avec un joli paradoxe dont la seule résolution possible à mon intelligence était la vie isolée.
Et la vie à l’ambition raisonnablement stoppée.
J’ai choisi de vivre à contrario de cet élan fuyant la mort, en ralentissant autant qu’il était raisonnable de le faire ce courant animant toute chose vivante, consciente ou pas. Etre conscient et intelligent permet de faire des choix. Bien peu.
J’avais trouvé ma place et mon choix m’apparaissait plus clairement après en avoir discuté avec elle.
En choisissant d’exister à contre-courant sur certains points, je faisais naitre des paradoxes et des incohérences très certainement. Cela m’importait peu. Je voulais bien que ce symbole muet persiste, mais pas que l’on se souvienne de moi !
~
Un matin, tandis que je somnolais encore, une présence s’est approchée de moi. Elle m’a murmuré un adieu et fait une bise sur le front.
Ensuite, l’ombre me masquant la lueur de l’aube a disparu.
J’avais la veille partagé un rêve avec elle. Dans ce rêve je l’avais fait léviter au-dessus du lac.
Elle avait passé la limite entre réalité éveillée et rêve sans s’en apercevoir. Je lui avais fait rêver de perdre tout poids pour flotter au-dessus de l’eau calme par une belle nuit étoilée.
Elle avait dansée en apesanteur entre un ciel nocturne miraculeux de beauté et son reflet sur le lac.
Une aurore boréale couvrait et enveloppait la belle scène rêvée.
La voie lactée sous la forêt, elle flottait au milieu avec féérie et émerveillement.
Elle était heureuse et enchantée. Je lui avais fait ce tour de magie de la nuit, dessiner son rêve.
Moi je m’étais fondue dans l’obscurité, mais j’avais souri avec une douce chaleur dans le cœur en la voyant s’envoler et danser.
La nuit et toute sa magie. Un bonheur, lentement estompé dans l’obscurité et le sommeil.
Somnolante mais brièvement réveillée, je l’avais portée jusqu’à son lit, puis j’étais retournée dormir aussi.
Cela avait été une nuit heureuse.
Suivie d’un matin glacialement silencieux.
J’avais l’impression d’entendre l’écho de mon propre cœur sortir du sol à nouveau.
J’étais seule.
Ses affaires étaient encore là, mais elle était partie.
Je grimaçais, attristée dans la peur et l’ignorance. J’ignorais ce qu’elle était devenue. J’imaginais le pire. Je le redoutais, m’apitoyant en me résignant déjà.
Je l’ai cherchée d’abord logiquement, et ensuite au hasard, vainement.
En fin d’après-midi j’ai cherché les traces de son passage comme l’on traque le passage d’un animal.
Je ne voulais pas la retenir ou la ramener, mais juste savoir.
J’ai trouvé des empreintes de pas le long d’un chemin régulièrement marqué de ma croix. Mon symbole était posé là sur une pierre, là sur un arbre, là contre un mur.
Mes pas suivant sa trace me menèrent à l’entrée de la mine.
Je me suis mise à pleurer.
Je savais déjà où j’allais la retrouver.
J’ai commencé à descendre, réalisant que je n’avais pas pu la sauver de sa souffrance.
Je n’en avais pas été capable.
Tout le bonheur et le repos que j’avais pu lui offrir n’avaient été qu’un sursis, des contrepoids à sa misère qui ne pouvaient suffire indéfiniment.
Voir le vide, la mort face à soi.
Quand chaque pas était une souffrance, elle s’était épuisée au point de cesser d’avancer.
Moi je n’avais que ralenti ma marche forcée.
Elle, elle s’était retournée, et elle avait sauté.
Je pouvais l’imaginer comme si je l’avais vue. Elle avait sauté.
La solitude me pesait moins que la douleur de ce deuil. Je venais de perdre subitement une amie chère à mon cœur.
Je descendais les escaliers le cœur serré dans l’obscurité.
En bas, je descendis l’échelle et mis pieds sur le sable. J’allumais ma lampe.
Je la cherchais sur le sable, entre ces petites dunes façonnées par je ne savais quel mystère.
Un peu plus loin, une forme.
Je me suis approchée.
Le sable avait formé un petit cratère entourant de prés sa silhouette. Son corps avait projeté et creusé un peu le sable à l’impact.
Elle sentait le sang froid. Sa peau incolore était déjà glacée quand je touchais son bras.
Sang, chair, sable et vêtements s’étaient mélangés dans la partie inférieure de l’ensemble qu’elle formait.
J’essuyais quelques larmes et la couvrait puis l’enroulait dans mon manteau, sans regarder son visage surement bien abimé.
Je n’avais pas trainé son corps car il risquait de se disloquer. J’ai trainé le manteau enrobant ce paquet ensanglanté et ensablé jusqu’au sarcophage vide un peu plus loin.
Je l’ai rempli de sable à environ moitié du volume, en remplissant mon maillot et le vidant quelques centaines de fois.
Une fois le sarcophage à moitié plein, j’ai soulevé le corps et l’y ai déposée. J’ai malencontreusement aperçu son visage en récupérant mon manteau souillé. Ce n’était plus que viande. Mon cœur s’est serré.
Je l’ai recouverte de sable jusqu’à atteindre le rebord du sarcophage. Finalement, j’ai tracé mon symbole sur le sable qui la couvrait.
Elle m’avait aidée à le trouver et définir cet idéogramme qu’elle appelait le symbole de l’ange.
Pour elle, j’ai aussi écrit son prénom et son nom.
J’étais bien triste de l’avoir perdue.
Je suis restée un moment là, dans ce temple calme et sombre.
Le temps passait. Il ne se passait rien.
J’avais froid.
Sans remettre sur moi le manteau maculé de chair mais en l’emportant pour le laver, je suis repartie. J’ai commencé à remonter les interminables escaliers en solitaire.
~
Malgré ma déprime, j’ai continué à vivre relativement similairement.
Elle m’avait laissé ses affaires en souvenir ou héritage.
Ses notes sur mon histoire et sur nous étaient là.
Pas de lettre d’adieu, mais je l’avais suffisamment bien connue pour comprendre de quoi il en retournait.
Je lui avais retenu la main quelques temps, pour mon bonheur et le sien, mais je n’avais pu que retarder l’échéance.
Je n’avais pas été capable d’altérer sa vie au point que son destin ne change.
Juste suffisamment pour le reporter de plusieurs mois, où elle avait en dépit des souffrances été assez heureuse.
Ce n’était pas rien, je ne culpabilisais donc pas excessivement.
J’aurais aimé plus, mais je ne blâmais pas mon manque de pouvoir.
Elle me manquait, mais ma vie continuait ; et avec le temps, la tristesse s’apaisait.
Elle s’adoucissait en décroissance exponentielle , progressivement et toujours plus fine, sans jamais pouvoir s’annuler pour autant.
Un souvenir même infime perdurerait jusqu’à ce que la mort m’emporte.
D’ici là, la tristesse allait continuer à s’atténuer.
Je me suis endormie en me disant que je ne la verrais plus jamais.
J’en étais bien triste encore.
~
Je me remémorais nos dernières discussions en leur accordant une nouvelle importance. Sa décision avait sûrement déjà été prise depuis longtemps, mais rien ne me l’avait fait réaliser.
Ses paroles parmi les dernières étaient plutôt affectueuses envers moi, même si le thème de la mort pouvait y avoir un certain poids. Je n’avais pas fait le lien raccourci entre ces sujets et son vœu de suicide.
Elle avait dit être venue par ici dans l’idée d’y mourir, tandis que moi j’y étais venue dans l’idée de mourir, mais aussi d’y vivre. J’étais venue avec les deux en même temps d’après elle. Cela l’avait marquée.
Pour elle, j’avais en moi une harmonie entre les deux pensées. Selon ses mots, l’espoir et le désespoir étaient dans un mélange à l’équilibre charmant chez moi.
Deux couleurs antagonistes que j’aurais nuancées et arrangées pour en faire une peinture très intense en ma personnalité. Elle avait apprécié ça. L’aigre-doux. Le pathos de l’ange.
Mais je ne faisais pas poésie comme elle en fit.
Ce pouvoir que j’avais ici, réel ou pas et bien peu défini, elle le voyait bien en moi plus que dans ce lieu.
Le pouvoir où rêves et pensées deviennent réalité, digne de légende ou de foi, qu’il réside en moi ou en dessous de moi, elle y avait crû.
Le ciel multicolore de l’autre, elle l’avait appelé la feuille blanche. Pour elle, ce pouvoir était comme une feuille blanche, feuille qui m’appartenait désormais.
J’étais libre d’y faire apparaitre les mots ou les images que je souhaitais en toute liberté.
Elle m’avait regardée dans les yeux et demandé.
N - Ange, que souhaites tu qu’il reste de toi ?
J’avais répondu ; rien.
L’élan du vivant vers la puissance ne m’intéressait plus depuis que je vivais en paix ici.
Après cela j’avais accepté que mon symbole perdure au moins.
Je continuais de le dessiner un peu partout où je passais par habitude désormais ; comme un graffiti urbain, ou comme une prière.
Une prière d’espoir assez vague.
Que pouvais-je faire d’une feuille blanche si j’en possédais réellement une ? A part désormais dessiner ce symbole dont seul moi connaissais l’existence et les significations.
Quel souhait faire lorsque notre seul désir est dans la tranquillité.
Je pouvais toujours choisir d’écrire paix sur le monde sur la feuille. Je n’y croyais pas vraiment ou plus vraiment à ce pouvoir.
Rien n’était vrai. Tout n’était que foi.
La seule chose vraie était cette ambition de tout ce qui vit face à la mort. Faisant de la mort elle-même le plus puissant moteur de l’évolution et des compétitions. Le règne de la peur primordiale, inconsciente pour la plupart des formes de vie et inavouée pour les autres.
Moi je n’avais plus vraiment peur en vivant là, j’y étais bien.
Si le pouvoir était réel, je pouvais éventuellement considérer suggérer l’apaisement de cette peur autour de moi.
Mais sans rien imposer d’aucune sorte.
Je ne voulais pas de guerre pour forcer des changements. Mais je pouvais envisager proposer une idée que d’autres n’auraient pas eu autrement, les laissant libre de leur choix.
Cela restait un acte hautement subversif selon l’endroit.
Tout acte pouvait être une violence dans une culture ou une autre.
Tenter de changer quelque chose soulevait forcément des oppositions. Mais même tenter de penser quelque chose le pouvait.
Je laissais tomber l’idée de proposer l’espoir que j’avais vu aux humains. Je préférais rester vivre ici égoïstement que partir en conflit avec leurs cultures pour la seule raison que je pense avoir une amélioration et donc un changement à proposer.
Je ne voulais pas passer ma vie à lutter de nouveau contre les humains et les cultures.
Le problème et l’idée pouvaient être abordés sous un angle différent cependant, je le découvris quelques temps plus tard.
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