Mon voyage - Partie 5
Je lui ai promis mon aide.
Elle semblait tellement heureuse à cette idée que cela en était touchant.
En me promettant quelque chose d’invraisemblable, elle m’avait ralliée à sa cause.
J’avais oublié cette nuit là de lui demander de me parler de la ville, des sorcières, ou même de m’apporter une preuve qu’elle n’existait pas que dans ma tête. Mais je ne pouvais pas prétendre avoir tous mes moyens dans un état endormi. En revanche, j’avais été capable de lui poser quelques questions décisives.
Et maintenant que j’allais me préparer à ouvrir cette porte de l’au-delà, il était clair que je saurais vite où était la vérité. Même si techniquement il n’y avait pas de porte. Et toujours moyen de se leurrer ou de se justifier.
J’allais bien voir quel serai son plan une fois en bas.
Quant au mien, il venait de démarrer.
Etait-ce un simple mais effroyablement bizarre jeu de dupes avec moi-même ?
Si non, je ne croyais pas qu’elle soit dieu d’aucune sorte, mais nous avions toutes les deux quelque chose à gagner avec l’opportunité qu’avait engendré notre rencontre.
Elle voulait se rapprocher des humains. Je désirais autre chose.
Ce voyage avait été épuisant. D’une façon ou d’une autre, je n’étais plus fâchée à l’idée d’y mettre un terme.
Mon long voyage allait enfin se terminer.
~
Comme la fois précédente, cette rencontre me laissa épuisée une journée entière. Je ne crois pas que j’aurais voulue risquer ma vie à réellement traverser cette flamme si je l’avais pu ; quand seulement l’effleurer en rêve me laissait déjà dans un tel état.
C’était bien un feu qui couvait là-dessous, avec sa puissance, son imprévisibilité et ses dangers requérant prudence.
Je me préparais désormais à aller attiser une flamme, même si j’ignorais encore comment.
Elle me le révèlerait sur place.
Cela restait un pari très risqué et inquiétant, mais quelque chose m’avait donné confiance dans mon choix en même temps. Avoir mieux compris ce qu’elle était et ce qu’elle voulait notamment.
Mes hypothèses et réflexions auraient pu durer jusqu’à la fin des temps. Au bout d’un temps suffisamment large, j’ai préféré agir et tenter quelque chose plutôt que de débattre encore plus longtemps de philosophie avec moi-même. Ce plaisir narcissique n’est pas pour moi.
J’ai pesé mes risques et mes chances. Je ne partais pas complètement à l’aveugle entre ce que je savais, ce que j’avais compris, et ce qui était le plus vraisemblable.
Si elle était réelle hors de moi, des risques incertains persistaient. Mais je n’étais pas démunie.
Et je voulais découvrir le fin mot de cette étrange histoire.
Alors avec un paquetage suffisant pour pouvoir survivre plusieurs jours dans les profondeurs, je suis retournée à la mine.
Tout était calme sur le sentier. Il allait peut-être y avoir de l’orage ce soir. Les couleurs de l’automne commençaient à se laisser désirer.
J’ai traversé ce tunnel que je commençais à connaitre. Ma torche éclairait des symboles que j’avais moi-même tracé un peu partout pour me guider. Des directions et des informations diverses.
Je suis ensuite arrivée aux monte-charges. Plutôt que de me perdre durant des heures et des heures dans ce vaste labyrinthe vertical de l’abri creusé dans la roche, j’ai ouvert la porte de l’escalier de service fixé à la paroi du gouffre de la mine. Je n’étais pas assez inconsciente pour tenter quelque chose avec un de ces vieux monte-charges.
La cage d’escalier en métal pas trop abimée semblait solidement ancrée dans le mur et descendait abruptement vers le fond de l’obscurité. Ces constructions assez modernes contrastaient avec la roche brute de cette vaste grotte vertigineuse et sombre.
J’ai descendu les escaliers durant plus d’une heure, comptant plusieurs centaines de marches. Après quinze centaines, j’ai perdu le compte.
Ma torche n’éclairait que mes pas et un décor tellement perdu dans les ténèbres, se répétant à l’infini de surcroit, que je m’attendais effectivement presque à arriver dans un autre monde.
La roche était assez régulière, mais moins que ces marches toutes identiques. Cette descente me donnait le tournis à force de toujours aller en tournant dans le même sens.
L’éternité trouva sa fin quand la dernière marche donnait sur le néant.
Je ne voyais pas bien, mais l’escalier était terminé.
J’ai jeté un morceau de bois enflammé. Il s’est posé en silence sur du sable, un mètre et demi plus bas.
En dessous de moi, la fin de l’escalier faite en bois avait pourri avec le temps et s’était effondrée. L’endroit était froid mais assez humide comme une grotte. Cela me fit penser au lac et à la station de traitement des eaux bien loin d’ici maintenant. Son tunnel était un peu inondé aussi.
Ici, malgré la profondeur, l’air était un peu humide mais pas excessivement. La grotte n’était pas inondée et ne l’avait toujours pas été.
En m’interrogeant sur l’absence d’eau ici, je me suspendais à la dernière marche pour poser mes pieds au sol de bois vermoulu.
Autour, le sable. Une plage silencieuse et immobile, figée.
En explorant un peu les alentours avec une meilleure lumière, j’ai trouvé des sarcophages. C’était bien une crypte finalement.
Si cela m’évoquait à priori un style anachronique avec le sable au sol, les sarcophages installés là étaient fabriqués en béton industriel du plus pur style moderne. Ces quelques blocs étaient installés à proximité de la longue paroi circulaire de ce puit de grotte.
Le sable sous mes pieds avait dû servir à niveler quelque chose en fait, ou l’étouffer.
Mais quel drôle d‘endroit...
Certains sarcophages étaient encore vides. D’autres avaient leur couvercle en place. L’un d’eux avait été brisé et était vide. J’hésitais à en ouvrir un fermé.
Une prochaine fois peut-être. Ma curiosité là pouvait attendre, car une autre allait d’abord être assouvie.
J’ai retrouvé mes premières traces de pas vers le centre approximatif de la caverne.
La lumière de ma torche était légèrement déformée, comme si des courants d’air très chauds déviaient un peu follement la lumière par là.
Cela m’évoquait un flux de gaz, mais manifestement rien d’inflammable ne flottait là.
Le sable au sol était un peu fou par là. Il formait des petites pointes. Je me suis agenouillée pour mieux voir.
J’ai vu des grains de sable sautiller et retomber sur ces petits tas, comme de minuscules geysers de sable.
J’en ai étalé un de la main. Le sable était tellement léger ici qu’il forma un nuage de particules.
Le nuage s’étiolait en silence autour de moi. Le petit geyser redémarrait de même.
Un bien étrange endroit.
J’ai élevé ma voix. J’entendais mon écho plusieurs fois, jusqu’à ce que les sons s’estompent.
Je n’avais pas de nom à appeler, mais je lui ai dit de venir. Je lui ai dit que j’étais là.
Il m’a semblé entendre dans l’écho de ma voix au-dessus de moi un son déformé, au point de devenir une autre voix.
Je ne comprenais pas ce qu’elle disait, mais je devais l’imaginer plus que je ne l’entendais en réalité.
J’ai senti un souffle sur moi. Il m’a semblé que ma torche s’éteignait soudainement.
J’avais perdu conscience.
~
C’était la dernière fois que je la rencontrais de la sorte.
Je me souviens le pressentir déjà.
Sentir que la fin était proche, et craindre probablement comme elle de ne pas avoir été plus maligne que l’autre.
Sa flamme décolorée avait la taille d’une porte pour moi.
Elle se tenait devant. J’étais assise à côté.
Nous nous parlions au travers selon elle. Cette proximité que je voyais entre nos silhouettes était géographiquement juste, mais chacune de nous était isolée dans sa propre réalité. Le seul lien entre nous était là, à portée de main.
Mon ventre me faisait mal. Je savais pourquoi.
J’avais appris avec le temps. Je n’étais peut-être pas si bête. J’avais appris à considérer les ambitions, et les moyens que l’on se donne pour les accomplir.
Je n’étais pas si bête, et j’avais déjà envisagé le plan qu’elle allait m’exposer pour ouvrir la porte.
Elle m’expliqua qu’en réalité, je ne pouvais pas l’ouvrir de moi-même. Mais qu’elle pouvait déjà elle passer un tout petit peu par l’ouverture. Pas assez pour glisser entièrement, ou pour que des fragments d’elle-même puissent survivre de l’autre côté sans aide.
Mais elle pouvait agir un peu, comme du bout des doigts par l’interstice.
Elle pouvait notamment me parler et m’entendre, et m’endormir à loisir...
Elle m’expliqua que se créer un corps ex nihilo au travers de ce passage ne lui était pas possible en l’état. Construire tout un organisme, viable ne ce lieu, était d’une complexité effroyable en plus d’un coût en énergie aberrant. Elle ne pouvait pas.
Mais en revanche, s’instiller dans quelque chose de déjà vivant était plus accessible.
Heureusement pour moi, elle n’avait pas été capable de me posséder entièrement lors de ma première venue. Elle avait peut-être réussie à me manipuler comme une marionnette pendant un moment, me dirigeant jusque-là ; mais ensuite son emprise s’étiola.
Elle n’arrivait pas non plus à s’incarner dans un corps tel que le mien ou à en garder le contrôle bien longtemps donc.
Il lui restait un espoir de passer. L’axis Mundi était plus simple à passer au travers d’une seule cellule que de plusieurs milliards. Infiniment plus simple et encore très délicat.
Plutôt que de construire un corps ou de parasiter un organisme complet avec toutes les peines imaginables, et échouer ; il était plus intelligent de s’armer de patience pour laisser la vie lui construire un corps adapté.
En transférant une part importante d’elle-même mais dans juste une seule cellule, qui serait capable ensuite de se transformer en organisme complexe, alors elle pourrait traverser en redevenant elle-même à terme de croissance.
A mi-chemin entre incarnation et possession, mais d’une seule cellule, et suivre ensuite avec elle le cours de sa croissance jusqu’à maturité. Se retrouver alors en vie de l’autre coté comme réincarnée.
Elle avait vu en moi comment mon organisme fonctionnait. Et elle voulait s’incarner dans un de mes ovules, pour croître ensuite en moi en tant que fœtus.
Elle voulait naître au travers de moi et faire de mon intimité son Axis Mundi. Son ascension vers la vie.
Je l’écoutais sans laisser transparaitre mes émotions et mes pensées.
Joie, horreur, amusement, dégoût, tristesse, nostalgie, rage, affection, dédain, pitié.
Je ne lui ai rien dit de ce que je pensais et ressentais alors. Car nous resserrions chacune notre volonté autour de l’autre comme des mâchoires invisibles.
Je lui ai demandé si elle voulait faire une theotokos de moi. Elle hocha positivement la tête.
Je ne voulais pas d’homme en moi, mais cela ne la dérangeait pas. Elle m’assurait être capable de forcer à distance la mitose incomplète de n’importe quelle cellule en moi. Je n’ai pas compris la suite quand elle parla de biologie.
Elle se prétendait capable de métamorphoser un de mes ovules en cellule œuf directement, et de déclencher du coup la nidification.
Et avant que cette cellule œuf ne se soit déjà trop démultipliée pour devenir fœtus, elle s’y serrait incarnée. Tout était précisément planifié. Elle glisserait tout ce qu’elle pouvait d’elle-même dans ce cocon qu’elle créerait en moi, quitte à perdre sa vie du côté d’où elle venait.
Elle ne voulait pas juste me féconder, elle voulait renaître au travers de moi, de ce côté.
Sentir cette vie croitre et se développer en moi allait me prouver que je n’avais pas tout rêvé selon elle. C’était sûr qu’en devenant mère célibataire de la sorte, je ne risquais plus d’en douter...
En grandissant, après sa naissance, elle deviendrait très rapidement indépendante elle m’assurait. Et ensuite, elle me récompenserait en exauçant mon vœu le plus cher.
Il lui fallait attendre tout de même quelques années et d’avoir un corps assez mature pour réanimer sa volonté et son pouvoir, pour en reprendre le contrôle.
Il était intéressant de constater comment au fil du temps, son histoire, sa légende, avait perdue toute sa magie mystique, pour devenir une broderie de mensonges attrayants, masquant seulement la plus primaire des ambitions.
Je lui demandais si son pouvoir et sa volonté pouvaient passer l’Axis Mundi en même temps que son identité. Elle hésita. Elle n’en était pas certaine, mais cela aussi ne l’avoua jamais. Elle maquillait sa confiance.
Elle m’assura que oui, même si plus lentement. Après cette incarnation en moi, son pouvoir filtrerait lentement jusqu’à elle au travers du ciel multicolore.
Elle faisait passer l’essence d’elle-même en premier ; les idées et le sang puissant suivraient à leur rythme, dans un corps qui grandirait en étant capable de les accueillir de façon pérenne.
Malgré ses errements, c’était un plan assez réfléchi ; bien qu’assez délirant selon moi. Mais la situation l’était déjà depuis qu’elle m’avait adressé la parole, délirante au point de douter.
Et j’ai accepté.
Je me demande comment elle aurait réagi si j’avais refusé ?
Elle n’a pas perdu de temps après avoir reçu mon accord. Elle m’a assuré qu’elle s’occupait de tout et que ce tout serait déjà en marche à mon réveil.
Elle prit un ton triste et ému pour me remercier et me signaler autre chose.
Comme elle allait s’inséminer en moi presque entièrement, son intelligence et ses facultés allaient être démolies le temps du passage, de la transition et de la reconstruction. Du coup, elle n’allait plus être en mesure de me parler du tout durant quelques temps, probablement quelques mois.
Je lui assurais que je prendrais soin d’elle durant le temps qu’il faudrait.
Elle me remercia et le rêve s’éteignit.
~
Je suis restée inconsciente très, très longtemps. J’ai passé une longue nuit, sans vraiment rêver, mais en sentant que le temps passé devenait long.
Elle avait piraté mon corps de nouveau, mais cette fois elle ne s’épuisa pas à me rapprocher d’elle et put agir sur d’autres aspects de mon organisme plus tranquillement.
En trichant sur des processus biologiques que moi-même je ne pouvais pas contrôler consciemment, elle avait pu provoquer à l’aide de mon corps une auto-parthénogénèse humaine. C’était un piratage biologique invraisemblable, me reléguant au rang de simple matière première ou matrice, pour sa venue au monde.
Elle allait venir au monde. Elle en avait l’intention...
J’allais lui servir d’hôte désormais. L’idée d’accueillir une vie en moi autre que la mienne me perturbait.
J’avais peur que le parasite devienne monstre et me dévore de l’intérieur. Même si je savais déjà que mon corps allait rapidement s’adapter à cette présence et l’accepter, faisant même des efforts pour elle.
J’étais programmée physiologiquement pour cela, pour accepter ce parasite et y dévouer beaucoup de ressources, au lieu de le rejeter comme un corps étranger.
Mais il y’avait le même paradoxe apparent qu’avant. Est-ce le corps féminin qui a appris à s’adapter à héberger les fœtus, ou sont-ce les fœtus qui ont appris à forcer leurs hôtes à subvenir à leurs besoins ?
Un parasite assez intelligent pour ne pas gaspiller inutilement la vie de l’hôte qui assure sa survie n’en reste pas forcément moins un parasite.
J’aurais sans doute préférée être capable comme certains poissons de pondre des petits œufs et repartir, laissant au male la suite, puis aux embryons de se développer avec ce qu’ils avaient.
On ne choisit malheureusement pas son espèce. On ne choisit pas ses limites, biologiques, temporelle, mentales, psychiques...
La réflexion abstraite permet de mieux comprendre des principes généraux, mais elle risque aussi de faire perdre l’emprise sur la réalité.
De jour, éveillée, en travaillant pour assurer ma survie, je vivais de façon assez pragmatique. Mais quand je réfléchissais, quand je rêvais, quand je dormais...
Je me perdais peut-être plus facilement que la normale...
Et je finissais là, à me demander si une chose vivante allait commencer à croitre en moi, perdue au milieu de nulle part, au fond d’une profonde grotte bien isolée.
Sans croire à ce que dieu avait pu faire, ni même en moi-même qui avait éventuellement été capable de délirer tout cela.
Comme au début de ma route, la confiance en moi était bien abimée par ce que je vivais et les peurs que cela réveillait.
Les peurs fondamentales auxquelles se rajoutaient le doute face à ce dont je faisais l’expérience et donc le doute envers moi-même.
Je perdais ma confiance en moi dans cette aventure où je ne distinguais pas clairement la frontière entre réalité et folie.
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