Ma route - Partie 2
Après quelques temps passés seule et avoir presque épuisé mes provisions, j’ai atteint une petite ville à l’architecture très différente de celles que je connaissais. Je me suis émerveillée en découvrant son charme.
Là, j’utilisais une monnaie ou l’autre selon ce que les commerçants acceptaient. Je parlais un peu leur langue et eux un peu la mienne.
Nous nous comprîmes suffisamment pour que je puisse trouver tout ce dont j’avais besoin, et même une nuit d’hôtel pour une fois. Pouvoir me doucher et dormir dans un vrai lit ne me fit pas de mal, au contraire. Après un long moment à m’en passer, je les appréciais d’autant plus.
J’ai noté mon parcours sur ma carte. Je savais qu’il existait une seconde zone interdite d’accès au nord-est, une autre réserve naturelle protégée. Je me décidais donc de me diriger droit vers celle-ci.
La région était belle, montagneuse, clairsemée de lacs et marais où je m’embourbais allègrement. A la ville suivante, je me suis achetée des bottes très hautes, avant de faire une halte touristique dans une grande et jolie ville au nom mielleux. Je m’y suis arrêtée le temps que mes pieds abimés par l’eau des marais précédents se reposent un peu.
Après encore deux jours à flâner, je suis repartie. J’étais mieux préparée pour la nouvelle région interdite, et ses marécages. Le paysage devenait très plat. Le ciel dégagé semblait plus vaste qu’autrefois. Le monde avait l’air de s’agrandir sous mes pas, les frontières reculer en s’élargissant.
Le printemps rendait le temps doux et mon voyage encore plus agréable. J’ai traversé les dernières cultures avant le grillage orné d’avertissements. Comme la fois précédente, j’ai passé la journée à longer la muraille et l’ai traversée en un point discret à la lueur de la nuit.
Une nouvelle région à découvrir et mon cœur battant. Un autre chapitre silencieux et tout aussi merveilleux s’installait. J’entrais dans cette région heureuse, avec un peu d’adrénaline anxieuse aussi.
Je ne devais pas me faire prendre, et j’allais pour cela rester suffisamment prudente.
Les marais n’étaient tout de même pas faciles à traverser. Ils étaient éprouvants et peu réconfortants. Heureusement, chaque marais passé était suivi d’une clairière où d’un morceau tranquille de forêt.
Il y’avait moins de gros gibier ou de prédateurs agressifs pour me courir après dans celle-là. Il y’avait également moins d’activité humaine.
J’ai seulement croisé un braconnier un matin. Il était aussi surpris que moi de nous rencontrer. Je lui ai acheté un des lapins qu’il avait récupéré et nous sommes repartis chacun de notre côté.
Je me suis agréablement perdue dans cette vaste région tempérée. Ma boussole me guidait vers le nord-est. Ma carte ne m’était utile qu’en régions civilisées.
J’ai mangé la viande du lapin à côté d’un feu fort vif allumé sur la berge d’un petit étang. C’était bien meilleur que le rat d’avant, mais les parfums étaient différents.
Il n’y avait pas encore de fruits à cueillir et je mangeais des racines des champignons ou les petits animaux que j’attrapais dans des pièges.
Mon ventre se fatiguait un peu, mais après une bonne semaine, je ressortais de cette jungle claire.
Le grillage abimé par le temps de ce côté était moins bien entretenu.
Il y’avait désormais une route infinie qui s’étendait jusqu’à l’horizon de part et d’autre.
J’ai enlevé mes bottes et commencé à marcher vers le nord sur cette route terreuse et fragmentée.
J’étais dans un autre pays, que je découvrais désormais avec un certain soulagement.
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Être arrivée là, si loin déjà, me soulageait plus que cela ne me réjouissait, étrangement. Je respirais mieux. Je me sentais plus légère.
Parce que j’avais réussi à aller loin, plus loin que jamais, peut-être.
Probablement parce que quelque chose dans la lumière de ce ciel répondait à mes rêves.
Le changement de parallèle avait affecté le rythme solaire, plus que ne le faisait le rythme des saisons. Je n’étais que quelques parallèles plus au nord, mais j’en ressentais la différence sur la longueur d’ensoleillement.
J’ai longé la route toute la journée, sans croiser personne. Je voyais moins de villes et villages désormais. Je savais aussi que l’argent de ma ville natale n’aurait plus cours.
Après quelques semaines de vadrouille, j’ai pu l’échanger dans une banque contre la monnaie locale.
Je n’avais plus d’attache à ma jeunesse désormais. J’y ai pensé, et j’ai avancé.
J’ai échangé chez un coutelier le couteau volé contre un vieux poignard militaire plus adéquat à la survie en forêt et un morceau de corindon.
Le métal était très vieux et sale, mais je l’ai lentement ramené à la vie en le travaillant.
Chaque soir, je l’aiguisais un moment pendant que je reposais mes pieds. Mes pieds plus que toute autre partie de mon corps avaient beaucoup, beaucoup changés.
La base du corps s’était usée, musclée, péniblement adaptée à mes conditions de vie et efforts. Ils en portaient les cicatrices et changements de formes.
Mon visage vieillissait aussi un peu plus avec l’exposition permanente au froid, au vent, à l’humidité et au soleil. Je me transformais toujours.
Les images de mes rêves également.
Le désir restait inchangé, mais son image avait été progressivement déformée par le voyage et l’avancement. A mesure que j’avançais vers le nord, elle aussi changeait.
Elle ne parlait pas beaucoup plus qu’avant, mais sa voix semblait plus proche.
Son apparence devenait plus nette, perdant aussi en transparence. Comme si je m’approchais d’elle doucement... Son sourire changeait. Il gagnait aussi en vivacité.
Elle semblait presque un peu plus vivante désormais.
Je me réveillais de ces rêves avec une émotion étrange. Au fond de moi, quelque chose avait toujours envie de croire à l’impossible. Croire qu’un miracle incompréhensible était possible.
Qu’au bout de mon voyage, je puisse revivre quelque chose avec une personne chère mais qui n’est plus.
Mon fantasme émotionnel persistant nourrissait cette foi en retrait de mon désir plus simple de voyager.
Je me plaisais malgré moi à rêvasser sur ce qu’il pourrait arriver au terme de mon voyage si les rêves fous pouvaient se réaliser. Si ce pèlerinage devenait quelque chose de réel.
~
Je marchais sur des routes assez peu fréquentées dans un vaste monde paisible. Je voyageais avec l’habitude de marcher désormais. Même si une petite part de mon esprit se permettait de répéter quelque chose la nuit et d’y rêvasser le jour, j’étais bien consciente de la réalité dans laquelle j’évoluais.
Les morts étaient là où chacun croit qu’ils sont. Et moi je faisais partie désormais d’un monde où je me sentais enfin à ma place. Libre d’avancer, un long film sensuel se déroulant au fur et à mesure de ma marche improvisée.
Je me sentais si bien sur cette route, tout mon organisme évoluant agréablement là avec le temps et les pas qui s’enchainaient calmement. L’avancement était limpide. Mon esprit folâtrait autour de quelque chose d’étrange ou primitif, comme des papillons autour d’une fleur.
La fleur m’attirait avec son parfum étrange et envoutant. Même aveugle ou sans la voir, je devinais la direction maintenant, comme si je sentais un parfum particulier au loin.
Mes pas m’emmenaient instinctivement vers cet endroit comme d’autres animaux aériens ou marins peuvent migrer bien loin de là où ils sont nés.
J’avais mis toute ma vie à me décider de partir, à parvenir à partir. Désormais cela me paraissait être la chose qui prenait sens dans ma vie. La chose pour laquelle toute ma vie n’avait été qu’un long prologue commençait sur cette route.
Cette sensation d’exister était forte et douce.
Cette sensation d’accomplissement me donnait de la poigne, tout en m’interrogeant, car j’avais encore du mal à l’expliquer rationnellement.
Mais une chose était sûre, je me sentais de mieux en mieux et de plus en plus libre et vivante, à mesure que j’approchais d’un objectif lointain et incertain devant moi.
Ce voyage comptait peut-être bien plus que sa destination incertaine.
Avant d’arriver au pôle magnétique, je ferais surement demi-tour quelque part, ou m’orienterais vers une autre direction. Qui sait.
Ma vie était devenue si plaisante dans cette aventure incessante d’une marche solitaire, que je ne m’imaginais déjà plus vraiment vivre autrement qu’en nomade.
Toute ma vie, je la ressentais comme l’échauffement et ouverture de ce voyage. La chose qui comptait le plus dans ma vie, était au creux de ces paysages, entre ce que je percevais de ce monde changeant chaque heure du jour dans son infinité, et mon corps. De mes pieds, genoux, jambes, cœurs et poumons, tout exécutant une musique et un travail bien amélioré et presque raffiné. Tout, tout me semblait en ordre sur Terre et en moi physiquement.
Les seules choses que je ne comprenais toujours pas étaient dans ces idées papillonnantes et fantasques, autour du rêve humanisé qui m’attirait. Tout le reste autour de ce détail avait pris sens et trouvé une certaine harmonie paisible à mes yeux. Tout sauf la foi primitive qui s’était installée en moi.
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J’ai marché des mois durant au hasard des routes de ce pays infini. De ville en village, de forêt en désert, je me suis dirigée vers une région du nord-ouest.
J’ai même vu la mer pour la première fois de ma vie.
Le parfum du vent marin m’embrouillait les idées. Si j’ai tout de même été fascinée, je suis une créature continentale et la mer m’indisposait en dépit de tous ses charmes.
Mon voyage a duré tellement longtemps que j’en ai presque oublié mon identité passé, le nom de ma ville natale, ma langue maternelle...
Je me suis enivrée durant si longtemps sur les routes sans fin de cette belle région du monde. Une part de moi s’était vautrée dans ce bonheur en souhaitant qu’il ne cesse jamais.
J’ai marché avec un tel bonheur durant si longtemps, rien d’autre n’avait encore vraiment de l’importance à mes yeux.
Après avoir passé certaines collines, certaines forêts, quand mes jambes s’épuisaient ; devant des magnifiques soirées aux musiques doucereuses, j’étais parfois au bord de l’extase. Je marchais après un plaisir indescriptible que mon corps comme mon sœur continuaient de m’offrir et me promettre.
Plus qu’un sens à ma vie, c’était là mon bonheur que j’avais trouvé. Mon esprit me le disait. Mon corps me le faisait ressentir de plus en plus nettement.
J’avais envie de courir en avant sans plus m’arrêter. Je me contentais de marcher à bon rythme sans jamais faiblir.
Avec le temps, mes bras avaient maigris comme mon torse. Mes jambes et mes pieds étaient en revanche devenus assez athlétiques. Je reconnaissais des muscles que je n’avais vu que chez les plus sportives des filles croisées autrefois à l’entrainement. Un an avait dut s’écouler seulement, mais j’avais la sensation de vivre sur ces routes depuis toute une vie, toute ma vie enfin sublimée et épurée.
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Les nuits restaient tranquilles. Et de temps à autres, elle me réapparaissait comme une vision. Elle me prenait par la main, pour m’emmener à un endroit où je devais aller. Elle me répétait avec une voix toujours plus claire de la rejoindre, de la retrouver...
Elle n’était plus transparente comme dans mes premiers rêves désormais. Elle avait l’air réincarnée. Je ne comprenais toujours pas.
Rêvais-je à ce point de la retrouver ? Je ne le croyais pas. Et je me sentais déjà plus heureuse en marchant désormais sur ces routes que je ne l’avais peut-être même été avec elle autrefois. La comparaison était sûrement injuste envers elle, mais c’était mon sentiment. J’étais déjà assez heureuse comme ça désormais.
Je n’avais pas besoin de la retrouver. Elle n’était plus qu’un souvenir avec ses aigreurs et ses douceurs. Mon deuil était passé. Je ne comprenais donc toujours pas la raison de cette pensée récurrente qui orientait mon voyage.
J’étais contente de marcher et je crois que la destination m’importait bien peu en vrai.
Mais cette idée étrange guidait toujours mes pas en apparence.
La curiosité plus qu’un désir fantasque m’amenait à la suivre. J’étais curieuse de la finalité de mon rêve. J’étais curieuse de voir où cette idée étrange m’emmenait.
J’ai longtemps crûe que ma vie avait trouvé son sens lorsque j’ai commencé à marcher.
Je m’étais trompée sur toute la ligne.
D’abord parce que c’était le plaisir de vivre plus qu’un sens utile que je trouvais dans la marche. Enfin parce que ma vie changea de nouveau lorsque j’atteignais finalement ma destination.
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J’avais marché pendant tellement, tellement longtemps. J’étais arrivée dans un état presque second, où ma conscience était partiellement altérée ou différemment structurée. Je marchais machinalement, profitant par tous mes sens de mon formidable voyage. Je me sentais tellement bien que j’étais partiellement assoupie même en marchant, flottant sur mon plaisir physique et psychique.
Les nuits m’apportaient le plaisir du repos après d’intenses efforts et occasionnellement la visite doucereuse ou pressante de quelque chose avec le visage de mon amour passé.
Entre ravitaillement, chasse, pêche et cueillette, j’arrivais à survivre et même à y prendre du plaisir à chaque inspiration.
Plus qu’un long et doux rêve, j’ai fait là l’expérience d’un long, très long et extrêmement délicieux voyage.
Je marchais le long d’une vieille route abandonnée, toujours habitée du même bonheur pour ma part.
Le soleil se dégageait des nuages au loin. J’atteignais bientôt un virage au milieu de nulle part et j’allais continuer de suivre la route que j’accompagnais.
Quelque chose ramena doucement mon attention sur terre, lorsque j’atteignais ce simple virage.
Au milieu d’une plaine un peu rocailleuse, à quelques dizaines de mètres d’une forêt plus loin, la route que je suivais tournait un peu brusquement vers l’est.
Je me suis arrêtée. Je n’ai pas compris tout de suite pourquoi.
Quelque chose en moi me faisait sentir que je devais continuer tout droit. Un sixième sens ou une forte intuition m’attirait en avant, en dépit de la bifurcation de la route.
Mon cœur battait plus vite. Je découvrais quelque chose de très bizarre, et l’étrangeté n’était pas seulement à l’intérieur de moi. En observant attentivement les alentours, je découvrais vite que mon instinct avait vu juste.
Je trouvais les signes qu’une route avait autrefois continué droit vers le nord et la forêt. Le virage et la déviation étaient moins anciens. La dernière fois que la route avait été regoudronnée, le passage du nord avait été désaffecté et démoli. Si ce n’était pas encore plus ancien.
Une route avait volontairement été effacée.
Là. Au milieu de nulle part.
Quelqu’un s’était un jour donné la peine de faire disparaitre une route, autrefois. Il y avait sans doute plusieurs dizaines d’années déjà, en vue des plantes qui avaient eu le temps de se réinstaller là en prairie.
Je suis restée là un très long moment à réfléchir et découvrir des signes étranges attestant de cette déviation. Et ce sixième sens m’intimait de suivre la route effacée, vers cette forêt d’aspect banal, mais soudainement bien mystérieuse.
Toute ma conscience et concentration évaporées dans le bien être dernièrement, me sont revenues en quelques minutes. L’extase était passée, car mon errance venait de se terminer au pied de cette route volontairement disparue.
J’étais arrivée à destination. Je le comprenais enfin.
Un endroit pour lequel une route d’accès avait été supprimée par le temps et le passé.
Je n’avais pas la moindre idée de ce que recélait cet endroit où je venais d’arriver.
Il ne me restait qu’à le découvrir.
Avec une certaine excitation et l’impression de braver un nouvel interdit, je me suis aventurée sur cette irrégularité très régulière du terrain, vestige d’une route passée.
Je marchais plus doucement, plus prudemment. Je n’étais plus sur une route, mais bien en zone inconnue. Mon cœur battait agréablement vite.
En entrant sur ce sentier, je quittais la route. Je pénétrais avec excitation curieuse dans un nouvel endroit, une nouvelle région très particulière.
Rien ne le laissait encore paraitre, mais je sentais que j’approchais d’un endroit qui n’était pas anodin.
Un autre endroit où je n’étais pas sensée être.
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