Recto - partie 6
Le lendemain, l’homme était mort. Les Gains allèrent à ce qui n'était pas tout à fait un enterrement le surlendemain. Après la dernière présentation, le corps était recyclé. Cependant, son implant frontal, le petit diamant bleu, était ensuite fixé à une plaque de pierre portant les informations relatives au mort.
Ce n'était plus vraiment une cérémonie religieuse, mais c’était ainsi que les derniers offices étaient faits. La veille on pouvait voir le mort dans un lit ou sur un fauteuil, selon le choix de la famille. Le jour même, on assistait à la pose de la plaque brillante sur un emplacement libre de l'un des murs à morts prévus à cet effet. Sur celle-ci était la pierre qui l’avait accompagné du premier au dernier jour de sa vie. Elle était moins sinistre ou encombrante qu’un crâne, et l’implant révélait là sa fonction principale. Le souvenir.
Ce cimetière était une salle très vaste, toute en sous-sols. Les immenses sous-sols de la ville cachaient toutes les industries, cultures et mécanismes nécessaires à la vie de la ville, mais pas seulement. Il y’avait aussi des endroits comme celui-là, des cimetières qu’on ne pouvait pas très bien situer sur une carte plane du niveau du sol de la ville. C’était quelque part dans un des gigantesques sous-sols.
On ne voyait pas le plafond dans cette salle, car il diffusait ce que l'on voyait si l'on était en surface ; à savoir le ciel. Il s’y dressait d'innombrables murs de béton, formant de jolies lignes de demi-hexagones réguliers, tous identiques. L'ensemble de ces structures formait une sorte de parc, avec de la verdure et des bancs par endroits. Une fontaine était présente au milieu de l'enclave centrale. Le lieu était comme un petit parc encore plus hors du temps et de l’espace que la ville, qui l’était déjà notablement.
Plus de octante pour cent des murs étaient encore vierges de plaques funéraires. Ce cimetière n'était pas le seul de la ville, mais tous étaient aussi vides ou presque. Du point de vue des morts, la ville était née depuis peu...
Si ces cimetières vides auraient pu paraître sinistres, emprisonnants ou funestes ; pour les habitants de cette ville, ils représentaient quelque chose de serein. Des cimetières encore vides ; des cimetières qu'ils rempliraient de leurs propres dépouilles, ou plus exactement de leurs insignes.
Pendant qu'Éloïse discutait avec les autres parents présents, les enfants se promenèrent dans le reste de la zone. Certaines parties étaient couvertes de pelouse ; ils attendirent que les adultes aient fini de parler dans l'une de ces zones vertes. Les jumelles oublièrent vite cette journée. Pas Éloïse ; mais cela ne l'empêcherait pas de prolonger son bonheur.
L'année commença donc, malgré cette mort, aussi bien qu'elle avait été prévue. Les jumelles quittaient donc le primaire, et entraient au collège. Avec Maya, les deux filles se retrouvèrent dans la même classe. Des nouveaux cours commençaient, et enfin ils deviendraient intéressants.
Cependant, Prume n'avait pas beaucoup changée depuis son réveil de coma. Elyne, et tout le monde à part Prume, avait grandi. Prume avait toujours la même taille, la même apparence, la même voix. Elle avait toujours le corps, l'apparence d'une fille d’environ dix ans. L'écart qui la séparait de sa sœur quand elle était petite revenait doucement.
Cette idée de ne plus grandir l'effrayait un peu. En voyant Elyne devenir plus grande et robuste qu’elle, elle recommença à avoir peur pour son avenir. Elyne était désolée, hélas incapable de s’empêcher de grandir ; ce qu’elle n’aurait pas hésité à faire si elle en avait eu le pouvoir.
Éloïse aussi s'inquiétait. Elle redoutait ce qui risquait d'arriver quelques années plus tard...Elle sentait avec crainte, que quelques années plus tard, un pan de la destinée de Prume allait changer brutalement. Elle partageait la peur de sa fille, doucement. Tout ce que sa santé pouvait receler n’avait pas encore fini de se révéler...
Mais avant que le pire n’arrive, avant cela, elle put découvrir les joies et ennuis du collège.
Les enfants étaient sages pour la plupart, et Prume ne fut pas brimée pour sa petite taille ou ses longs vêtements. Ce ne fut étrangement pas le cas d'Elyne. Les gens ne semblaient plus tolérer son œil blanc aussi facilement qu’auparavant.
Sa corne était toujours extravagante, et plus grande qu'autrefois ; car elle avait toujours une taille proportionnelle à la tête et au corps ; mais son œil blanc devait probablement lui donner un air insolent. Elle n’était plus appréciée de beaucoup de ses semblables, et assez peu de la part des adultes.
Mais tant qu’Elyne avait à ses côtés Maya, et surtout sa sœur ; les regards douteux ne l'atteignaient pas. Elle ne s’y intéressait véritablement pas. Elle restait dans son petit monde sans remarquer que l’extérieur l’acceptait moins bien qu’autrefois. Elle ne se confrontait pas encore complètement à la réalité.
Prume gardait elle aussi une attitude similaire à avant. Toujours un peu timide, et restait le plus souvent dans son coins de la salle, d'où venaient souvent la tirer Maya et Elyne. Ces deux derniers gardaient leurs tempéraments enjoués, et leur amour indéfectible pour elle.
Le temps passant, les filles avaient lentement essayé toutes les activités possibles qui étaient offertes. En préférant certaines à 'autres. Elyne s’essaya au tir à l'arc ; mais elle ne parvenait bizarrement pas à progresser et elle abandonna vite, sans avoir écouté ce qu’on pouvait lui dire avant qu’elle n’essaye. Elle fit un peu de sculpture, elle essaya entre autres de reproduire les serpents qu'elle voyait parfois le soir. Elle n'était cependant pas très habile avec les outils utilisés pour attaquer la roche, et ne parvint pas à les reproduire fidèlement.
Au cours de ces même mois, Prume ne fit aucune expérience nouvelle. Elle devenait réellement complexée par son corps couvert de marques claires et qui ne grandissait plus.
Il lui avait fallu du temps à son réveil pour s'habituer à ce nouveaux corps, tellement plus grand qu'avant. Maintenant, elle devait garder ce corps dont la taille ne changeait plus, creusant irrémédiablement l'écart entre elle et ceux de son âge. Elle avait encore presque toutes ses dents de lait contrairement à sa sœur. De plus, elle se savait fragile et n'osait donc plus s’adonner a des sports avec le même entrain.
Elyne le comprenait bien. Elle cherchait aussi ce qu'elle pouvait faire pour aider sa sœur, mais cela semblait vain.
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Un matin comme un autre. Elyne se réveilla plus tôt qu’a l’accoutumée, quand tout était encore dans une pénombre qui adoucissait les couleurs. Elle connaissait suffisamment sa maison pour pouvoir s’y déplacer en toutes circonstances, même dans l’obscurité. Levée en silence, elle jeta un regard distrait vers la silhouette encore endormie de sa sœur. Elle était peinée et souffrait de son impuissance. C’était une réalité générale, mais pour ce matin là, elle décida seulement de ne pas la réveiller immédiatement. Pauvre Prume, que pouvait-elle faire pour elle ?
Elyne se détourna de sa tristesse et sortit de la chambre, se déplaçant dans la maison sombre et silencieuse. Ce vide sonore était inhabituel, mais pas désagréable. Aucun spectre ne semblait flotter aux environs. C’était peut-être plutôt cela qui l’apaisait, comme si tout avait disparu ; toute lumière, toute angoisse. Elle ne voyait presque rien, mais elle savait où elle était, ce qu’elle faisait. La certitude, en absence de perceptions, la confiance rémanente quand tout le reste avait disparu, cela semblait lui plaire un peu. Mais cela ne la faisait pas sourire pour autant, car elle n’était pas seule, et l’autre était plus importante...
Elle se laissa guider par ses pas au rez-de-chaussée, puis dans le fond du couloir longeant la cuisine. Elle n’entendait rien, mais elle devinait certains bruits. Elle percevait plus certaines vibrations que de réels sons, et elle savait que quelque chose se passait là, juste derrière la dernière porte. Un parfum huileux qu’elle avait connu toute son enfance se laissait déjà deviner. Le parfum des mains de sa mère.
L’atelier d’Éloïse avait été installé dans ce qui aurait été une chambre dans les maisons similaires. Cette chambre était la quintessence de la stimulation visuelle humaine. Éloïse en avait fait un étrange temple où la vue ne semblait pas pouvoir se reposer. Les couleurs, plus que les formes, étaient infiniment dépeintes en ce lieu.
Un mur rayonné comme une étagère était recouvert de grands pots, sacs et bidons de matières premières. Son étagère à pigments renvoyait au mur lui faisant face, couvert de pots des peintures qu’elle s’était préparée. Les dernier murs et le plafond lui-même étaient masqués par des peintures diverses.
Il ne trainait pas grand-chose au sol, mais il était tellement maculé de taches et traces multicolores qu’il était devenu une peinture abstraite à lui seul. On ne pouvait plus savoir si sous la peinture, il y’avait une protection ou le sol lui-même, dont la nature ne pouvaient plus être constatée mais seulement devinée.
Dans son sanctuaire, Éloïse avait la capacité de concentrer son regard sur son travail uniquement, malgré le déluge coloré qui faisait frontière au monde extérieur. Comme elle avait pu dire à ses filles quelques années plus tôt, face à une toile encore blanche ou jaune, les couleurs qui l’environnaient et qu’elle pouvait deviner dans sa vision périphérique ne demandaient qu’à se précipiter sur la toile. C’était une forme de pression, d’excitation, dont elle profitait parce qu’elle l’avait voulue. Elle pouvait peindre sans plus remarquer son environnement, mais elle l’avait façonné de façon à ce qu’il lui donne envie de travailler et la soutienne.
Elyne n’avait pas assez d’un œil dans ce lieu. La peinture ne l’attirait toujours pas, mais elle appréciait l’aspect surréaliste de l’endroit. Un lieu irréel où sa mère était reine. Éloïse laissait ses filles libres de venir là, mais celles-ci avaient rapidement considéré que cet endroit était à leur mère avant tout et y restaient rarement. C’était comme une autre chambre, un lieu personnel.
Elyne entra, faisant brusquement face à sa mère en train de mélanger quelque chose dans un petit pot. Éloïse la regarda d’abord avec surprise puis lui fit signe d’entrer en souriant. Elyne resta tout aussi silencieuse et alla s’installer sur l’un des tabourets présents. Éloïse finissait de triturer un mélange et se rapprocha avec d’une toile où sa fille avait pu se reconnaitre. Elyne la regarda avec une attention presque oppressante gorger un pinceau de la couleur qu’elle n’arrivait pas à voir et le rapprocher du support. Il faisait à peine moins sombre dans cet atelier que dans le reste de la maison. Comment sa mère pouvait jouer des couleurs ainsi ?
Éloïse traça quelques traits, il n’y avait que le bruit de la peinture qui s’étalait jusqu’à ce qu’Elyne l’interroge.
Ely- Maman, pourquoi tu peints ?
Élo- Parce que j’aime ça. C’est vital pour moi.
Ely- Pourquoi nous ?
Élo- Parce que vous êtes l’autre chose la plus importante pour moi. Parce que je vous aime.
Elyne ne savait pas si elle devait se sentir vexée ou rassurée. Elle pencha la tête sur le côté, laissant son regard attiré par une autre peinture sur un mur.
Ely- La chose la plus importante...Pour moi c’est Prume.
Élo- Je le sais bien ma chérie.
Ely- Qu’est-ce que je peux faire pour elle ? Je...
Éloïse posa son matériel et s’approcha d’Elyne pour lui caresser les cheveux.
Élo- Je te comprends bien...Tu ne peux pas changer sa vie, mais tu peux être là pour elle et l’accompagner autant qu’elle le jugera nécessaire...Comme moi pour vous.
Elyne eut un pincement au cœur en réalisant assez simplement que la famille serait un jour séparée. Les filles quitteraient leur mère un jour. L’idée que les filles se quittent lui fit cependant trop mal au ventre et elle se pencha un instant sous la douleur somatisée.
Élo- Ma chérie, ce qu’il y’a de bien avec l’avenir, c’est que même quand on croit en avoir deviné chaque futur évènement, on est toujours surprises !
Ely- Que veux-tu dire ?
Élo- Que les choses douloureuses comme ce qui arrive à Prume n’étaient pas prévues, c’est vrai, mais que des choses heureuses que tu n’imagines pas arriveront aussi malgré ça, sans être prévues. Sois optimiste, tout change et évolue.
Ely- C’est perturbant...Ce qui arrive. Tu es très optimiste toi.
Élo- Oui ; et je suis heureuse.
Elyne tourna un peu la tête, sans rien dire. Elle était inquiète. Le parfum de l’huile lui signala que les mains de sa mère s’approchaient. Éloïse lui caressait la tête.
Élo- Vous vous en sortirez, tu verras.
L’esprit d’Elyne se détacha soudainement. Sans choc, comme un tissu léger aurait perdu une faible agrafe et serait parti à distance de son support. Elle avait soudainement oublié pourquoi elle été arrivée là ; et où son inquiétude était passée. Elle releva un visage un peu apaisée qui pensait désormais à autre chose. Ses idées changeaient.
Ely- Dis, depuis quand tu peins ?
Éloïse fit un petit rire de surprise.
Élo- Depuis aussi longtemps que je me souvienne.
Prume se réveillerait bientôt. Elle viendrait, une journée douce s’écoulerait. Ses idées à elle aussi seraient changées par le passage à cet endroit. Le sanctuaire de leur mère, d’une façon différente pour les filles et elle, leur offrait un interlude, entre calme et pénombre, hors de tout sauf d’elles-mêmes. Étrangement, le monde abstrait les environnant renvoyait là chaque esprit à lui-même, l’ensemble de couleurs forçant en douceur chaque conscience à regarder dans l’autre sens, vers l’intérieur, et les idées changeaient du tout au tout.
Elyne était paisible et avait une attitude qui rappelait sa sœur. Prume était sereine et ne se préoccupait pas de son apparence. Éloïse était simplement heureuse, car son monde contenait tout ce dont elle avait pu rêver.
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Au cours des années de collège, Prume se mit à lire de moins en moins. Au début de la première année, elle avait déjà lut plusieurs centaines de livres dans sa vie, mais très peu lui avaient vraiment plus. Elle voulait apprendre l'italien pour pouvoir lire le vieux livre que Néphéline et sa grand-mère considéraient lui avoir offert ; La Commedia dell’arte. Cette langue n’était cependant pas prévue avant des années. Cependant, le livre lui arriva bientôt réparé et accompagné d’une traduction, celle-ci était couverte de notes, de tout ce que le traducteur avait put relever de difficilement traduisible entre es deux langues, ou plus rarement, d’hypothèses de traductions parmi lesquelles il n’avait pas put trancher.
Elyne put cependant apprendre l'histoire du monde. Cette matière était mineure, les époques passaient donc vite dans le cours, et peu de détails étaient approfondis dans cette première période de survol de l’histoire, en première année. Pourtant, au cours des années suivantes, tout n’était pas beaucoup plus développé. L’histoire était réellement une matière mineure, comme si le passé n’avait que trop peu d’importance. Le passé n’en avait peut-être pas beaucoup plus que le futur, mais pour Elyne, c’était insuffisant, et elle avait soif d’un peu plus de réponses, qu’elle obtenait avec difficultés.
Les royaumes, les empires, les républiques, les démocraties, les guerres mondiales, les immenses épidémies telles que la peste noire ; quelques dates et quelques repères géographiques. La construction de leur ville avait démarrée plus d'un siècle avant la date officielle, mais plus personne ne pouvait tenter de contredire les écrits et les savoirs. Plus personne ne pouvait même imaginer les différences. Les livres, les mémoires, toute la réalité avait été délicatement altérée. Rien ne le trahissait, et dans le cas improbable où quelqu’un aurait trouvé que quelque chose était bizarre dans ces lignes de l’histoire, il n’y avait plus aucun moyen de trouver ce qui aurait pu arriver à la place ; à la place de ce qui s’était imposé comme la réalité passée...À la place de la réalité, il ne pouvait y avoir que l’imaginaire de toute façon...
L'histoire se terminait avec le légendaire et presque miraculeux super virus, apparut on ne sait où, et trop vite répandu pour qu'on ne puisse jamais le découvrir. Ce virus avait deux modes d'actions, et choisissait entre deux fonctionnalités ; la première était de stériliser le porteur ; la deuxième était de tuer tous ceux qui respiraient le même air ou entraient en contact avec lui après quelques jours sans symptômes notables. Les proportions entre stérilisation et mort étaient d'environ un pour mille. Certaines théories soutenaient une idée plus intéressante ; à savoir que ce n'était pas un super-virus avec deux actions possibles, et qui faisait un choix en proportions particulièrement adéquates pour l’éradication de l’espèce ; mais plutôt deux virus qui étaient parvenus à s'allier.
Ce mutualisme formé alors avait été un genre d’alliance presque invincible auquel l’humanité n’aurait pas résistée. Ceux qui étaient stériles ne pensaient pas être infectés, vu qu'ils ne mourraient pas et semblaient en parfaite santé, et en rejoignant d'autres humains, les contaminaient tous.
Le virus mettait de deux à six jours pour tuer les porteurs non stérilisés. Il affectait le cerveau et se comportant comme de faux neurones, ordonnait alors au reste du corps d'entreprendre de mourir ; mais sans oublier de fabriquer des spores contenant des nouveaux virus avant ça. Les sujets que le virus stérilisait subissaient le même mécanisme mais les ordres étaient différents. Les faux neurones ordonnaient la création de spores virales en grande quantité et détruisait le système reproductif sans douleurs. Ceux-là avaient entre un et sept mois à vivre. Les nourrissons et les enfants impubères mourraient les plus vite. Seuls les adultes pouvaient être des vecteurs d'envergures.
Point inquiétant, le virus donnait presque toujours le coup de grâce pendant le sommeil de la victime. Apparemment, il profitait de ces états d’activité cérébrale différente pour se développer en masse et provoquer des apoptoses en chaine dans des régions vitales. Ainsi, en quelques nuits, la population mondiale s'était vue réduite de vingt pour cent. Moins d'un an plus tard, les seuls survivants avaient investi la ville et s'y enfermaient à jamais ; car les spores virales pouvaient attendre des millions d'années qu'un environnement adéquat se présente comme les plus résistantes des bactéries. Ainsi était l'histoire de la fin de l'humanité, selon les livres d’histoire de la ville.
Si les livres l’affirmaient, et si les scientifiques en débattaient, les doutes n’étaient que sur le genre du virus. On oubliait si facilement qu’il était possible de débattre indéfiniment sur des interprétations ou théories tirées de choses qui n’existaient pas. En débattre ne les rendait pas réelles pour autant.
Les dates ne correspondaient pas à la véritable apocalypse, mais celle-ci n'avait aucun rapport avec ces histoires ; et comme il n’y avait personne pour prouver la réalité passée ; l'histoire n’était devenue rien de plus qu'une série d'histoires. La réalité était une notion qui n'avait plus de valeur objective. Elle n’avait plus de valeur qu'en une dimension temporelle restreinte à un présent, relatif à chacun.
Quand Elyne prononça cette phrase, tous les élèves et le professeur la regardèrent avec étonnement.
- Qu'a tu dis Elyne ?
Ely- La réalité est une notion qui n'a de vrai sens qu'à son propre présent à soi.
Il fallait un instant pour bien saisir ce qu’elle disait.
- Intéressant... Je ne sais pas où tu as lue ça, mais là nous somme en histoire, pas en philosophie.
Ely- Monsieur, ce que je veux dire c'est ; comment on peut savoir ce qu'il s'est passé il y a des siècles ?
- Voyons, de tout temps, les hommes ont écrit ce qui leur arrivait ; en traduisant ces récits on apprend ce qu'ils ont vécus.
Ely- Mais comment on peut être sûr que ce qui est écrit est vrai ?
- On suppose qu'ils ne mentaient pas ; qu'ils se trompaient sur certaines choses éventuellement mais pas qu'ils mentaient. Et à chaque époque, les gens proches de ceux qui écrivaient les aidaient à écrire la vérité, ils n’étaient pas cloitrés comme pour écrire des mauvais romans.
Ely- Et s'ils inventaient quand même ? Comme les livres qu'on lit ? Ces écrits sont peut-être leurs propres histoires non ?
- Le plus souvent les écrits décrivaient des lieux ou des choses qu'on retrouvait aussi, des preuves matérielles concordaient.
Ely- Mais si ces choses n'avaient pas de rapports ? Si...
- Bon ça suffit. Nous en rediscuteront plus tard, nous devons finir le cours. Ne t'inquiète pas Elyne, tu comprendras bien assez vite que notre histoire n’a pas été inventée. Elle a été vécue...
Elyne ne le comprit jamais vraiment, quels que furent les arguments qu’on lui apportait. Elle avait la sensation assez étrange de ne pas distinguer ce qui pouvait être réel de ce qui ne pouvait pas l'être, dès lors qu'elle ne le vivait pas elle-même...Et encore, comme les serpents blancs qu’elle voyait occasionnellement, même parfois en classe, n’étaient visibles que par elle, elle pouvait en douter aussi. Elle pouvait douter de tout, et cela diminuait sa confiance en elle, mais surtout en tout ce qui faisait le monde et les autres.
On la considérait donc naïve ; puisque pour elle, le plus fabuleux des contes avait autant de véracité que le plus plat des rapports historiques. Les deux étaient écrits, certes, mais rien ne pouvait donc prouver quoi que ce soit pour elle. Même des témoins directs, cela ne prouvait rien. Les gens pouvaient mentir, se tromper ; ou pire, ne pas être réels eux-mêmes. Elyne voyait là ce qu’elle comprenait être le nihilisme, et cela l’inquiétait, car à vouloir séparer la réalité de l’irréel, elle se retrouver rapidement à tout mettre dans l’irréel...
Quoi qu’il en fut, pour l’histoire, que les évènements fussent autrefois inventés, ou autrefois réels, il n’y avait aucun argument que l’on ne puisse pas démonter ou contester...Elle arrivait aux principes de la foi, de la croyance aveugle en des axiomes indémontrables qui étaient la base de toute la culture ; mais elle était probablement encore trop jeune pour appréhender correctement ces notions. Elle s’empêtrait dans des doutes compliqués et peut rassurants.
Jamais Elyne ne doutât de sa propre existence, ni de celle de Prume ; Mais tout ce qui pouvait se passer au-delà ou en deçà d'elles pouvait être remis en question.
La seule question qui se posait pour chaque écrit était donc juste ; doit je le croire ? Il fallait avoir la foi. La foi était donc le nerf de la civilisation ; comme l'argent avait parfois été celui de la guerre. Il fallait croire, accepter et faire confiance. Le bon sens et la logique ne menant nulle part à ces niveaux de conception du monde.
La seule liberté qui existait était celle de choisir, arbitrairement, ce que l'on souhaitait croire ou non. Dans leur jeunesse, les enfants étaient cependant naturellement conditionnés, depuis toujours, à croire aux mêmes choses que leurs parents. Une transmission particulière dont les exceptions n'avaient pas la possibilité de vivre réellement dans leurs sociétés d’origine.
Elyne en parla peu, se rendant bien compte qu'elle était seule à faire la différence entre réalité et foi parmi les enfants de son âge. Presque tous considéraient comme vérités et réalités inaliénables ce qui n'était rien d'autre que ce qu'ils avaient lus ou entendus, et crus comme tels.
Tenter de le faire comprendre à quelqu'un semblait être une agression tellement violente, que celui-ci réfutait tout sans oser douter une seule seconde de tout ce qu'il considérait comme vrai. Dans la mesure où même les tuer ne leur aurait pas fait douter un instant de leurs conceptions, Elyne n'en parla plus. Elle n’arrivait plus à se faire d’amis. Elle semblait penser trop bizarrement, et quand elle parlait, il n’y avait que sa famille et son ami Maya pour l’écouter.
Forte de ces temps de réflexions et de malheureuses tentatives d’en parler autour d’elle, Elyne ne considéra plus les autres que comme tel qu'ils devaient eux même la considérer ; des imbéciles qui ne cherchaient pas à comprendre.
Pour Elyne qui devenait un peu cynique au cours de ces années de collège ; si le rire était le propre de l'homme, alors le doute était le propre des esprits de valeurs. Ceux qui ne doutaient pas n'avaient aucune valeur à ses yeux. De toute façon, ceux qui avaient une réelle valeur à ses yeux étaient les mêmes qui avaient de l’importance dans son cœur. Rien n’avait changé.
Et Malgré ses avis, et même si elle les fit évoluer avec les années, Elyne restait pourtant la fille joyeuse et notablement ouverte que l'on connaissait. Cette joie n'était pas un voile ou un mensonge ; elle était vraiment contente d'avoir son ami, sa sœur et sa mère. Elle se détachait juste de tous les autres, et tant qu'ils ne lui montraient pas une certaine ouverture d'esprit, elle ne s'en souciait pas.
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Après leur dixième anniversaire, les sœurs récupérèrent le vieil ouvrage de la Commedia dell’arte. Le recueil de théâtre ainsi révélé était donc le compte rendu d'une ou plusieurs personnes qui avaient transcrit des pièces partiellement improvisées et jouées quelque part en ancienne Italie, à une époque où le pays n’était pas uni en tant que tel.
Les pièces devaient être d'ordre principalement comique, mais se révélèrent tragiques ou dramatiques le plus souvent.
Il y eut une pièce particulièrement surprenante à laquelle il y’eut plus d’annotations qu’ailleurs. Le traducteur n’avait pas été particulièrement troublé par la langue à cet endroit, mais plutôt par le contenu de ce qu’il avait traduit. Certaines des notes étaient de sens obscures pour les fillettes, et elles ne connaissaient pas cette Carmilla de Le Fanu qui était noté et souligné à quelques reprises, parmi d’autres noms d’une autre époque et d’une autre culture.
La première note écrite par le traducteur signalait qu’il émettait de très sérieux doutes sur la date d’écriture de la pièce. Pour lui, elle devait dater des dernières années du dix-neuvième siècle au plus tôt, et pas du milieu du seizième. Il en était convaincu par la découverte d’un anachronisme culturel. Il s’agissait du mythe du vampire.
L'un des personnages semblait être un vampire, et en présentait des caractéristiques qui n’apparurent culturellement que bien après la période de la commedia dell’arte. La pièce n'avait pas de titre et commençait directement par les dialogues présumés spontanés des comédiens. Le traducteur en doutait. Les jumelles lurent avec curiosité au début, mais celle-ci tomba lentement.
P– Mon bien aimé fils. Tu es devenu fort et bien mis, jeune de corps mais sage d’esprit. Mais ton destin n’est pas encore écrit ; tu ne pourras t'accomplir et avoir la main de ta promise sans un noble fait d'armes accomplit.
J– Mon noble et brave père, vous qui avez toujours été des plus juste et sages. Vous qui avez su faire de moi un brave quand mère n’était plus qu’un lointain visage ; de quel exploit souhaiteriez-vous me voir enluminer le blason de notre famille davantage ?
P– Jul, il y a une terrible quête que tu dois accomplir... Une quête dont l’échec marquerait la fin de notre glorieuse famille.
Il tend majestueusement le bras.
P– A l'est, à l'orient majestueux, au-delà de la morte forêt, tu trouveras un vieil ermite sans complaisance. Il t'expliquera ce qu'il en sera ; il s'est préparé à ce jour depuis ta naissance. Je ne puis t’en dire plus de mes mots, tant l’acte sera d’importance.
Jul part à la recherche de l'ermite.
J– Me voilà bien perdu en de si sombres lieux ; et la nuit viens me piéger alors que je n’ai pas trouvé de feu.
Il fait mine de ne plus voir.
J– Ma bien aimée Celina serra fière demain. Je jure sur l'honneur de mon nom que je saurai me montrer digne de sa main !
E– Voilà le moins d'esprit qu'il faut avoir, pour oser espérer avoir le pouvoir de vaincre en ces lieux, jeune fol. Connais-tu l’endroit où tu t’égares ?
J- Saint ciel ! Qui va là ? Est-ce un vil détrousseur ou le sage ermite ? Qui me surprend dans ces...
Une note de la traduction signale que l’expression est intraduisible, quelque chose entre ralentissement et nuit sans lune.
E– Je me nomme Erguillo mon doux prince. Je reconnais votre allure, et comme votre père vous avez la fougue, mais blessez par le jugement mauvais...
Ils se saluent.
E– Votre père m'avait ordonné il y a fort longtemps de vous diriger au repaire du mal. Là où devra se conclure votre bataille. Si vous échouez, votre nom sera condamné.
J– Quel est-ce repaire ? Se pourrait-il que d’odieux satyres vivent en des lieux si proches de ma bien aimée aux cheveux d'or ?
E– Non messire, mais une bête bien pire. Votre quête serra de terrasser un ignoble démon qui a volé un objet extrêmement précieux à votre père voilà bien longtemps, du temps où votre mère vivait.
J– Et que sont cet objet et ce démon ?
E – Je ne puis que vous dire ce qui est dans ce lieu sombre. Sachez cependant que c'est-ce même démon qui tua votre mère après votre venue au monde...
J– Grand ciel ! Où se terre donc cette immonde malfaisance ? Que je puisse la faire mourir ! Je ne pourrai tolérer qu'une créature aussi abjecte ne respire !
E– Le lieu n'est plus très loin, suivez-moi mon doux prince. Et apprenez que l’ardeur sert moins que l’esprit malin. Assurez-vous de vaincre, mon prince, car vous ne serez pas craint...
Erguillo amène Jul à une crevasse où il fait tomber une corde.
E– Le monstre se terre en bas, prince merveilleux. Que le bras vengeur de la sainte trinité puisse vous donnez la force de son courroux miséricordieux !
Une note indiquait ne pas être parvenu à traduire le sens de cette expression.
J– Merci ermite Erguillo. Savoir que l'assassin de mère est là mon ennemi me donnera la vigueur nécessaire. Le crime odieux sera puni de ma main.
Il descend et sort son épée.
J– Que ma fougue soit maudite ! Dans ma sottise je n'ai pas prit de feu ; et me voilà piégé dans les plus profondes obscurités.
V– Qui va là ? Encore un fou ?
J– Infâme monstre, approche ! Voilà ton fléau qui s'abat.
Il donne des coups d'épée et blesse au bras une jeune femme qui crie. Celle-ci allume une maigre torche quand il cesse les assauts aveugles.
V– Mais quel fou ! Que me vaut une telle haine ? Qu’ai-je donc fait pour mériter d’être attaquée par une épée si vaine ?
J – Grand ciel ! Une jeune fille ? Moi qui croyais chasser un monstre ! Qui es-tu ?
V– Ma famille m’appelait Vinelle, et voilà fort longtemps qu'un rustre idiot m'a enfermée ici, priant pour ma mort. Je ne suis pas morte, mais je n'ai pu ressortir voilà. Le fou croyait aussi que le monstre m’égorgerait, mais il était probablement déjà dehors...
J– Voilà une bien vilaine histoire. Suivez-moi, je connais le moyen de sortir de cette grotte si noire.
Ils sortent.
V– Je ne saurais comment vous remercier, beau prince, de m'avoir sauvée d'une bien sinistre fin.
J – Vinelle ! Mon cœur chavire ! Comment un homme avait il put vous enfermez ainsi ? Vos cheveux d'ébènes, vos yeux de geai, votre peau brune si belle ! Mon cœur se retourne et étouffe. Pourriez-vous me sauver de vos charmes ?
Une note du traducteur mettait un doute sur la couleur de la peau de Vinelle. Elle semblait apparemment être très bronzée, ce qui n’était pas un gage de beauté à cette époque.
V– Souhaiteriez-vous ma main doux prince ? L’homme qui m’avait condamnée voulait, prétendait il, m’épouser.
J – Mon dieu, quel bonheur ! Je vous promets un amour éternel ! Malheureusement, je ne pourrais pas vous prendre la main tant que je n'aurai pas accompli ma quête.
V– Quelle est-elle jeune prince ?
J– Mon père m'a envoyé pourfendre le tueur de ma mère et lui ramener le bien qu'il lui avait volé.
Vinelle lui donne une bague brillante.
V– Ne serait-ce pas ce trésor qui lui manquait ? Dans l’obscurité, c’était la seule chose que je pouvais voir briller. Prenez-la, prince irréfléchi.
J– Une bague de fiançailles ! Ma foi, je ne sais pas. Ramenons-lui et nous saurons.
Ils rentrent à la maison de Jul et son père.
V– Je vais rester en retrait, prince naïf. Si c'est bien l'objet qu'il convoitait, dite lui donc que la bête est tombée par votre main. Alors vous me présenterez à votre père si sage.
J– Qu’ainsi soit. Je vous fais confiance douce et belle, votre idée ne saurait déplaire.
V– Le voilà qui arrive !
Vinelle se cache. Le père l’accueille bras ouverts.
P – Ah ! Mon brave fils ! Te voilà de retour ! As-tu mené ta mission à bien et sans détours ?
J – Je crois que la sainte trinité m’a sourie père ; et que le poids du fardeau s’est allégé par son aide sacrée. Est-ce bien là le précieux objet qui vous fut dérobé ?
Il lui tend l'anneau.
P – Ah ! Oui ! L'anneau de ta mère ! L’affreuse créature des enfers l'avait gardé. Si tu as son trésor, c’est donc bien que le démon est mort. Que ses restes se noient dans la mer à jamais. Quand à toi mon fils, ta vertu à triomphée !
J– En effet, mon père. Mais cette victoire, je vous la doit entièrement.
P– C'est jour de fête mon fils ! Par cet anneau de famille, tu pourras dès lors, demander la main de la dulcinée que tu chéri tant.
J– Mon père, cet anneau ira à une autre.
P– Mais à qui donc mon fils ? Ta promise aurait-elle changée pour un autre ?
Jul appelle Vinelle. Elle s'empare vivement de l'anneau dans la main du père et l'enfile impoliment à sa main.
P– Mais qui est-cette jeune effrontée ?
V– Tu ne me reconnais pas vieil homme ? Il est vrai que le temps m'épargne, tandis qu’il te dévore, plus lentement qu’une bête, mais certainement. Ton trépas se rapproche chaque jour que ton dieu fait vainement !
J– Vinelle? Que veux-tu dire ma douce ?
V– Pauvre enfant ignorant. Ton père m'a jetée dans la misère noire voilà bien longtemps. Il s’était enflammé comme toi en ce jour, et nous à marié sur l'heure. Il découvrit cependant mon secret et voulu ma mort pour ça. Mais le perfide animal attendit que la fatigue de l'enfantement ne me terrasse pour m'enfermer dans cette grotte où je périssais, après le premier réveil, vaincue par l’horreur.
P– Fils ! Je croyais que tu l'avais tuée ! Tu m’as trompé !
Vinelle à un rire malfaisant.
V– Et le temps ne m’ayant pas changée, pendant que tu pourrissais, mon propre fils a voulu m'épouser comme lui autrefois. Vous avez la même fougue, et la même bêtise, pauvres animaux vaincus par l’émoi.
J– Mère ? C'est impossible ! Pourquoi l’âge ne vous attendrait pas ? Père, pourquoi m'avoir mentit ainsi ? Pourquoi avoir ainsi torturée ma seule mère ? Quelles diableries aurait-elle pu accomplir pour valoir tel châtiment éternel ?
P– Jul, elle est un monstre sanguinaire qui se repaît du sang de ses victimes ! Dès lors que la nuit tombait, elle chassait et buvait le sang encore chaud dans la gorge des bêtes du pays !
V– Et si seulement tu avais été sage d’esprit et de jugement, si tu avais été aussi avisé qu’un vieillard tandis que tu étais jeune de corps, ton destin n’aurait pas été écrit ainsi. Adieu, tes habits seront bientôt refroidis !
Elle égorge le père de ses griffes et semble se délecter du sang.
J– Mère ! Père ! Grands cieux, pourquoi ? Qu'avez-vous fait ?
Elle s'essuie la bouche du sang.
V– Maintenant, c'est une autre bête qui vient se vider de son sang entre mes mains. Je me suis vengée de sa trahison et de ces vingt-quatre années passées dans un trou noir, sans jamais voir à l’aube de quelconques matins.
J– Vous m'avez trompé pour votre revanche comme il l'avait fait pour votre mort ! Vous êtes aussi mauvaise qu’il l’a été. Monstre sans remord !
V– C'est ainsi que tu me considère pauvre enfant ? Tu voudrais m'envoyer le rejoindre ? Chaque jour depuis que tu es né, j'étais enfermée dans cette cellule, priant pour mon salut. Et celui qui me sauve, c'est mon propre fils. Mais ce n’est pas par remord que l’on t’a envoyé, mon mari et traître t’envoyait pour me tuer !
J– Mais pourquoi m'avoir menti ? Mère, pourquoi ne pas m’avoir dit ?
V– Pour t'apprendre la réalité fils ; le maléfice à combattre n’à pas plus l’apparence que tu attends qu’il n’est à l’endroit où tu penses...Reste fort, mais devient sage, sinon comme lui tu termineras...Je n’attends aucune gratitude de toi mon fils, et comme tu à déjà une promise, même si tu as voulue naïvement la trahir, retrouve là. Tu as un avenir, moi je retrouve le mien ; grâce à toi je suis libre à nouveau d’aller. Je te le doit, saches le, et relève toi.
Vinelle disparait.
J– Vous mes parents... Dans cette vie ou dans l'autre, soyez maudits de ne m'avoir considéré que comme un outil ! Maudit sois je de n’avoir été qu’un imbécile !
La promise entre.
C– Grand Ciel ! Qu'est-il arrivé à votre père ?
J– Celina ! Ma douce, la seule ! Mon père a été tué par une créature infernale, une créature qui me trompait autant que lui-même. Hélas, les deux sont désormais partis, après tant de lutte pour s’entredévorer...Il ne reste que vous et moi, et plus rien ne nous retient désormais de nous marier.
C– Me donnerez-vous cette bague si chère à votre famille dont votre père m'a tant parlée ?
J– Non, nous en trouverons une autre, la bête l’aura conservée.
Père : Franceso Ferrarino
Jul : Mario Beriucco
Erguillo : Cristophe della Manchia
Vinelle : Amna Anqui
Celina : Sabrina Tedereschi
Route de Napoli, juin mille cinq cent septante deux. Une note contestait à nouveau cette date.
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Ely- Quelle histoire bizarre... T'en pense quoi Prume ?
Pru- Elle est vraiment mauvaise...Même écœurante je trouve. Je ne me sens pas bien, c'est vraiment désagréable. Comme si c’était pourrit, dégoutant...
Ely- Oui, moi aussi elle me fait cet effet... On ne dirait pas de l'improvisation en plus.
Pru- Je n'en sais rien, mais si c'est le cas, cette Amna avait des drôles d'idées.
Ely- On peut chercher dans les répertoires d'histoire, elle est peut-être connue ?
Pru- Il y a beaucoup d'autres pièces, on peut déjà chercher celles où elle n'y est pas.
Ely- Hum... Pourquoi pas ?
Amna n'était présente que dans cinq pièces, sur les plus de trois cent que contenait le gros ouvrage. A chaque fois, elle y tenait un rôle étrange, d’une bête, de quelque chose de maléfique et malsain... Prume ne lut pas ces autres pièces et se mit à traduire quelques notes qui entouraient cette peau brune. Une peau brune ? Elyne comprenait mal ce détail. Dans leur ville, il n'y avait pas de nuances de peau aussi sombre que cela. Le brun d'un bronzage n'était jamais de naissance. Quand les jumelles le devenaient par bronzage, c’était de très courte durée.
Les autres pièces de la Commedia dell’arte que lurent les jumelles étaient majoritairement des comédies à l'humour italien ancien, qui leur était souvent difficile à comprendre. Il était également certain que le comique d’un acteur ne pouvait pas être réduit à son dialogue ou une maigre didascalie ; ce livre devenait donc ennuyeux plus qu’autre chose.
Le recueil n'avait pas d'auteur et Prume n'y découvrit rien d'autre que le titre qui la rapprochait des anges de ses vieux rêves. L'ange aux grandes jambes, l'ange à la cape et l'ange de métal. Aucun aile, aucune lumière auréolée ; une aura toute au plus. Ces rêves, elle ne les oubliait pas.
Mais avec le temps, les souvenirs du passé et ceux des rêves pouvaient se mélanger. Si bien qu'au souvenir de quelque chose, elle pouvait parfois douter de sa réalité passée. Ils étaient réels, pour Prume et Elyne, ce qui existait dans leur mémoire était forcément réel ; dans ce petit univers où elles étaient référence toutefois. Un petit univers restreint et pas entièrement cohérent pour celui plus grand de la véritable réalité du monde.
Autrement dit, tout ce que leurs esprits pouvaient inventer était doté d'une certaine réalité, d’une certaine forme d’existence, pas concrète, mais pas forcément insignifiante. Elles ne se posaient pas vraiment de questions, elles sentaient ainsi leur univers, et ne formalisaient pas leurs idées tant qu'il n'y en avait pas besoin. De toute façon, elles n’avaient pas assez de mot pour décrire leurs processus mentaux, les pensées abstraites qu’elles développaient plus émotionnellement que verbalement.
Elles ne s'exprimèrent donc pas vraiment et n'y pensèrent pas, ou peu. Les rêveries abstraites n’apportaient rien...
Prume partagea comme promis avec Néphéline ce qu’elle avait découvert dans le livre italien, mais elles ne s’y intéresseraient plus pendant quelques temps, le temps que le dégout d’Amna ne passe.
Parsemées des événements courants de la vie humaine et de celle de la ville, les années du collège s'écoulèrent dans les sourire, sourires d'Elyne et Éloïse, plus rarement de Prume. Le collège n’était pas si formidable, pas aussi passionnant qu’on le leur avait promis. La curiosité ne s’assouvissait pas convenablement, mais chez Elyne, ne diminuait pas pour autant. Elle ne s’essoufflait pas. Et même si comme pour Prume, quelques connaissances se lièrent, quelques liens d’amitiés diverses apparaissaient entre Elyne et quelques camarades, l’ensemble était très léger, presque illusoire. Elles se détachaient d’autant plus facilement de ce milieu, somme toute étranger à elles, qu’elles en avaient un autre à elles, en elles, déjà bien connu et heureux. Leur lien prévalait.
Il y eut bien évidemment quelques incidents liés aux sœurs Gains au cours de ces années. C'était peut-être dans leur destin de les attirer, comme des aimants opposés s'attirent.
Elyne restait mal considérée, mais sans s'en soucier. Cependant, son écart de taille avec sa sœur devenait trop évident. Prume devenait la chose ridicule pour les mauvais enfants. Les vilains se moquaient d’elle, la fausse jumelle et petite enfant. Prume n’entendait peut-être pas beaucoup plus ces bêtises qu’Elyne n’entendait elle-même les critiques la concernant, mais Elyne entendait trop bien celles concernant sa sœur.
Un jour de mars vingt-deux, Elyne en ayant entendu trop sur sa sœur s'enragea contre un petit groupe de garçons et filles. Elle leur cria dessus, les menaça aussi bien verbalement que physiquement. Trop confiants en eux, ils en rajoutèrent, les insultant toutes deux ouvertement.
Elyne serra les poings et les dents à cet instant. Son regard noir ne semblait plus les affecter comme il le faisait auparavant. Son œil blanc n’effrayait plus personne.
Allait-elle se battre ? L'un des dogmes de la ville était que la violence était une faiblesse. C'était sans doute vrai, mais il aurait fallu préciser quelles violences et quelles faiblesses. Et si Elyne ne pouvait obtenir la paix par la force de sa volonté ou de son regard borgne, elle était prête à la gagner par la faiblesse de la violence, la peur et la menace physique directe.
Les mots pouvaient peut-être faire plus de mal que les coups si ils étaient bien choisis, mais à son niveau, les coups bien placés faisaient toujours plus mal que les mots.
Elyne en envoya six quitter le bâtiment dans des ambulances, et on ne les revit jamais à ce collège-là. Avec les enregistrements, les témoignages et les aveux, le directeur donna tort aux blessés mais renvoya tout de même Elyne pour plusieurs jours, sa conduite ayant été intolérable et injustifiable.
Elyne s’était justifiée, Prume s'était sentie mal ce jour-là, et les moqueries n’avaient rien arrangées. Prume n’avait pourtant pas appréciée le spectacle de sa sœur massacrant les autres collégiens. Elle était désolée pour Elyne et les blessés. Elyne avait plus souffert des moqueries qui ne lui étaient pas destinées que la cible première, et n’avait plus supportée de les entendre. Elle comprenait bien ce qui était arrivé.
Elyne n'avait jamais appris à se battre, comme ses adversaires, mais elle les avait pourtant écrasés. Sa rage d'amour pour sa sœur blessée, trainée dans une boue relative, l'avait rendue suffisamment forte pour maculer leurs vêtements de leurs propres sangs. Elyne s'en était sortie sans la moindre égratignure et, malgré les doutes initiaux, n'avait pas utilisée de tuyau en plomb pour les frapper. Ses poignes et ses muscles pourtant discrets avaient suffis.
La conduite d'Elyne était qualifiable de sauvage, et vue la hargne qu’elle avait mis dans ses coups et le résultat final, elle fut même qualifiée de sanguinaire. Elyne n’éprouvait pourtant rien de particulier face au sang, ni attirance, ni dégout, c’était juste du sang. Et bien que certains en doutaient et lui redemandèrent à plusieurs reprises, oui, elle savait bien ce que c’était et à quel point c’était important. Le spectacle de sa sœur s’en vidant, elle s’en souvenait trop bien. Ces quantités-là, elle n’avait pas cherchée à les atteindre avec ses adversaires.
Il y eut quelques autres événement similaires, où Elyne massacra ceux qui l'offensaient ou offensaient sa sœur. Mais vu la sauvagerie dont elle faisait montre à chaque fois, sans se soucier des menaces qui pesaient sur elle, les évènements se firent naturellement de plus en plus rares.
Maya était plutôt admiratif de sa force et de sa volonté. Elyne était quelque part plus masculine qu’il ne le serait jamais, et il l’admirait pour ça. Loin d’un préjugé, il trouvait dans cette attitude qu’Elyne devenait une femme à part entière, et pas quelque chose de raté. Derrière la sauvagerie apparente, il y’avait quelque chose de bien plus mature qu’il n’y paraissait.
Néphéline était quant à elle horrifiée. La fillette avait pris en apprenant ces épisodes une peur importante de la sœur de sa chère amie. Elle n’avait pas beaucoup appréciée Elyne depuis le début, mais elle avait désormais peur de se faire massacrer si elle la rendait jalouse. Elle avait peur qu’Elyne ne l’empêche de revoir Prume ; et se rendait bien compte que si Elyne voulait lui interdire quelque chose, elle serait impuissante. Elyne était incontestablement la plus forte, et Néphéline se sentait déjà naturellement faible, avant même d’apprendre ces batailles de la jeune fille borgne. Néphéline se sentait encore plus mal à l’aise qu’autrefois quand elle se retrouvait en présence d’Elyne. Avant, ce n’était que quelqu’un qu’elle n’aimait pas ; désormais c’était une bête sauvage en plus, qui pouvait la dévorer n’importe quand...
Elyne ne s’en prit jamais à Néphéline, et elle ne ressentait pas la moindre jalousie envers elle, et respectait même qu’elle ne l’aime pas. Elle ne remarqua cependant pas vraiment la peur qu’elle lui inspirait.
Éloïse avait un sentiment ambigu. Dans une main elle était désolée et fâchée que sa fille puisse se montrer si violente, mais dans l'autre main, elle ne s'inquiétait plus pour elle, qui saurait toujours se défendre et obtenir ce qu'elle souhaitait.
Elle comprenait qu’Elyne avait une force brute qu’il fallait seulement polir désormais. Il fallait l’éduquer et lui apprendre à gérer ce potentiel convenablement. Éloïse n’ayant jamais eue pareille énergie se retrouva d’abord désemparée, mais sut s’adapter.
Même si la fin justifiait les moyens, Éloïse lui reprocha d'avoir fait certainement plus de dégâts que nécessaire ; et même plus de dégâts qu’elle n’en avait prévenu, ce qui qualifiait la conduite de néfaste. Elyne répondit franchement ne pas avoir fait exprès ; et elle ne mentait pas. Elle s’était emportée, elle avait eue trop mal au cœur pour Prume et elle-même. Elle n’avait pas réussie à se retenir. Elle n’avait pu cesser de frapper les autres enfants que quand ceux-ci avaient perdus connaissance ou fuit, en un mot, cessés d’être actifs dans son espace. Elyne elle-même s’était choquée en réalisant à quel point elle avait pu être violente, mais elle n’avait pas les moyens de contrôler ses actes quand elle était à bout. Il fallait apprendre à gérer cet ensemble, apprendre la discipline à un nouveau niveau, autre que scolaire.
Sa mère le savait déjà, sa petite fille chérie avait une poigne puissante. Les mains et doigts d'Elyne étaient fins comme n’importe lesquels d’autres fillettes de onze ans, mais leurs muscles étaient très forts, largement autant que ceux d’un adulte. Éloïse proposa donc à ses filles d'essayer ce qu’elle n’avait jamais fait de sa vie ; des sports de combat. Cela pouvait permettre à Prume de prendre confiance et assurance. Quant à Elyne, cela lui permettrait certainement d'apprendre à maîtriser son potentiel et discipliner le chien fou qu’elle abritait.
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Elyne ne voyait pas d’inconvénient à faire un sport de combat, et était même enthousiaste, elle aimait faire du sport. Prume accepta elle à la condition qu'elle puisse garder des grands vêtements ; elle ne voulait pas mettre un kimono qui dévoilerait ses cicatrices.
Elyne passa donc quelques jours à en essayer des divers ; elle voulait trouver le style de combat lui correspondant le mieux avant de s’y investir. Prume essaya les plus classiques ; mais elle s'épuisait trop vite et prenait alors des vertiges.
Au cours d'un simple combat de base, Prume glissa et se prit un involontaire mais magistral coup de poing dans le menton qui l'envoya retomber un tatami plus loin. Bien qu’indemne, malgré le coup impressionnant, elle décida d'essayer autre chose. Elle n’aimait pas vraiment ces situations de combat, cette forme de contact humain.
Sa petite taille ne lui permettait pas de faire de belles saisies ou de bons coups de pieds. Elle essaya alors les armes disponibles. Elyne la suivait pour voir et réfléchir, mais Prume ne se trouva pas d’outil de combat à son goût. Elle accepta de s'entraîner avec sa sœur un peu quand celle-ci eue trouvée le style qui lui plaisait.
Elyne choisit finalement un art martial extrêmement brutal où la force pure semblait compter plus que la tactique et la maîtrise. Sous cette apparence lourdaude, il y’avait en réalité dans ces coups apparemment basiques une réelle technique et un art. Un art de la destruction, certes, mais une technique évolué qui demandait une impressionnante maîtrise de soi pour allier puissance, vitesse et précision au cours du temps.
C’était une forme de karate do particulière, dont elles ne retinrent pas le nom. Éloïse se demanda s'il valait mieux qu’Elyne massacre ses petits camarades à l'instinct où à l'aide de ce style de combat qui semblait exalter la violence au rang de loisir. Elle apprenait même à être plus efficace dans ses coups ; cela semblait à première vue encore plus dangereux de donner ça à Elyne.
Elyne semblait s'amuser à donner des coups de pied en tournant sur elle-même ou en sautant, contre des colonnes de pierre du gymnase. Elle y était la seule fille, et de loin la plus chétive, mais cela n'inquiétait pas la première concernée, ni sa mère. Éloïse l'inscrivit donc. C’était un drôle de cadeau pour un enfant de cet âge.
Prume ne s'entraîna pas beaucoup, et accompagna comme elle put Elyne, pendant quelques mois. Elyne, elle, décuplait son énergie, était infatigable et donnait des coups d'une vivacité éblouissante. De tous les élèves, elle n'était pas encore la meilleure mais le maître ne se leurrait pas sur ses formidables dispositions.
Après un an et demi, Elyne avait un bon niveau dans ce sport de combat. Prume allait avec sa sœur au club, mais elle restait dans un coin pour assister à l'entraînement. Prume ne se faisait vraiment pas à l'ide de devoir faire du sport. Elle restait petite et mince alors que sa sœur grandissait et se renforçait.
Sans pour autant devenir trapue, Elyne suivait vraiment un entraînement efficace. Elle n'eut pas l'occasion d'utiliser son art contre d'autres collégiens, qui n’avaient plus cherchés à embêter le groupe des trois ou quatre amies. Elyne n’avait heureusement pas de goût particulier pour la bagarre même, et ne s’agaçait pas du fait de ne pas avoir d’occasion de sortir sa nouvelle force du gymnase.
Maya faisait lui de la natation comme sa sœur. C’était le seul sport auquel Prume acceptait de se joindre. Nager, elle aimait plutôt bien, mais elle n’avait pas le goût d’en faire une activité aussi régulière que les autres. Elle n’aimait pas beaucoup s’obliger à porter une combinaison, et restait douloureusement complexée sur l’apparence de sa peau. Éloïse ne la forçait pas à continuer ses activités, elle se contentait d’insister quelques temps. Prume avait un sentiment de culpabilité difficile à gérer et concilier avec la honte de son corps, les activités sportives restaient donc largement plus éprouvantes pour elle que pour sa sœur.
Néphéline, elle ressemblait à Prume. Elle ne faisait presque pas de sport. Elle faisait de son mieux pour se rapprocher de sa meilleure amie. Un point contre lequel elle ne put pourtant pas lutter, et l'un des plus inacceptables qui puisse être, c’était le fait que Prume ne grandissait pas. Néphéline était doucement en chemin pour la rattraper, et cela lui était bizarrement aussi dur à supporter que cela l’était pour Prume elle-même.
La fillette au ruban rose ne croiserait normalement jamais sa chère amie au collège ; puisque celle-ci serait alors au lycée, mais quand elle y rentrerait elle aurait atteint l'âge que le corps de Prume conservait...
Sa croissance avait bien été gelée, si pas perdue à jamais... Le déficit en hormone de croissance persistait, et le corps n’évoluait presque pas. Bien qu’on lui rappelait parfois, Éloïse savait qu’il n’y avait pas de traitement prévu contre cela. Ce n’était pas de simples apports par injection de la dite hormone qui auraient le moindre effet sur Prume. Cela avait déjà été envisagé à l’époque où elle était dans le coma. Ce que Prume avait paralysait le processus du début à la fin, et intervenir sur un seul maillon de la chaîne n’allait rien changer. Quand à intervenir sur tout le long, cela revenait à enfermer Prume dans un nouveau coma et lui faire subir des procédures qui n’avaient pas été déterminées. Le plus sage restait de la laisser vivre telle qu’elle était.
Lors du début de la quatrième et dernière année de collège, en septembre vingt-trois ; quand les jumelles allaient sur leurs treize ans, Éloïse discuta avec la mère de Maya à propos de Prume. La mère ne cachait pas son inquiétude. Sa fille ne grandissait pas, cela devenait vraiment angoissant pour elle.
Élo- J'ai déjà entendu parler d'une maladie qui fait que l'enfant ne grandit pas, mais vieillit quand même. Tu me conseillerais quelqu'un de particulier ?
Sam- ... Je ne sais pas...
Élo- Je vais prendre un rendez-vous avec notre médecin pour en discuter.
Sam- Hum... J'ai peut-être quelqu'un qui pourrait te donner un avis...
Élo- Qui ça ?
Sam- Cet homme est à la retraite mais il a encore un poste d'honneur à l'ordre des médecins. Je pense qu'il se souvient de Prume...
Il s'en souvenait. Il avait redouté ce jour pendant des années. Le jour où une Madame Gains demanderait à le voir pour une affaire qu'il aurait voulu ne pas voir exister. Il avait conduit des recherches particulièrement discrètes sur la patiente.
Il avait les rapports de toutes les analyses et des recherches effectués dans l’ombre. Le dossier avait la taille de celui d'un patient de plus de quatre-vingt ans ; avec de nombreuses maladies évolutives en plus du cancer généralisé. Le dossier accompagné d’un faux nom contenait de nombreux graphiques et illustrations diverses, pour la plus grande part incompréhensibles sans expérience médicale.
Un des plus joli tracé était celui de la taille de Prume en fonction de l'âge. Une courbe unique qui rappelait plus l'électrocardiogramme de quelqu'un rendant son dernier souffle que celle d'un visage doux et classique. Le doyen soupira. Il avait accepté le rendez-vous avec la mère Gains. Qu'allait-il lui dire ? Il l'ignorait.
Trois personnes en avaient déjà trop fait. Le médecin qui avait gavé excessivement Prume de médicaments pour faire éclater en lumière ce qui n'aurait pu sortir autrement. Il avait été contraint de démissionner, bien qu'officiellement ce ne fût pas sa sanction. Officiellement, il avait été banni. Il avait accepté quelque chose que n’avaient pas compris les deux autres encore...
La Coppelnheart avait ensuite remué les choses, tout fait pour que des recherches soient faites sur le sujet, malgré le mal qu'il s'était donné pour enterrer l’affaire...Il ne l'avait pas muselée ou menacée, il l'avait juste priée de ne rien faire. Jusqu'à ce jour où elle avait l'air d'avoir acceptée. Jusqu’à ce jour où Éloïse arrivait. Ce qu’elle mettait tant de cœur à faire pour son amie, elle n’en comprenait pas les dangers, les résultats contraires qu’elle risquait de provoquer.
Le troisième était ce professeur qui avait fait des déclarations surprenantes durant son bref passage à l'hôpital avant d'y mourir...Heureusement il n'en restait aucune trace, plus rien... Ni de ce qu’il avait dit au personnel, ni de ce qu’il avait écrit.
Heureusement selon lui, car il était convaincu que les secrets de Prume devaient rester secrets, quels qu'ils fussent. Mais comment l'expliquer à une mère dont l'enfant ne change pas ? Il ne trouva pas. Il alla tout de même à son bureau le matin fatidique, et reçu Éloïse pour parler de sa fille malade, l'enfant qui ne grandissait ni de corps ni d'esprit.
Éloïse était toujours aussi jolie et souriante, même si son âge avançait. Ils s'installèrent chacun à leur place et commencèrent la discussion que le doyen aurait tout fait pour éviter, sauf mourir peut-être.
Élo- Mon amie m'a dit de prendre contact avec vous.
- Coppelnheart... C'est pour Prume que vous êtes là... Je n'en sais pas plus que vous sur ce qu'elle a, ou ce qu'elle est.
Élo- Ce qu'elle est ?
- Écoutez, je vais vous poser juste une question, une seule. Selon votre réponse, je vous dirais ce qu'il faudra faire, la meilleure chose à faire pour votre fille. Vous me demanderez pourquoi, mais vous devrez accepter ceci comme la seule chose que je peux faire pour vous. Vous m'avez compris ?
Il l'interrogeait du regard. Ce vieil homme sympathique avait l'air plus sérieux à cet instant qu'il n'aurait jamais pu l'être autrement.
Élo- Bien...
- Voilà la question alors... Que souhaitez-vous vraiment ? Ce que vous désirez le plus, votre vœu le plus cher.
Élo- Je veux...
Elle cligna longuement les yeux, le cœur un peu serré.
Élo- Je veux que mes filles soient heureuses.
- Prume n’a pas un corps normal. Ceci ne doit pas l'empêcher d'être heureuse. Notre médecine ne peut faire qu'une seule chose pour elle, l'étudier comme un cobaye. Si nous faisons des recherches plus poussées, elle sera considérée comme les prémices d'une contamination par quelque chose d’inconnu. Comme un nouveau virus par exemple.
Il écartait les bras en parlant.
- Je ne peux vous conseillez qu'une chose pour vous aider, ne la livrez pas à la médecine, jamais. Si son dossier passe à l'échelon supérieur au mien, sa vie se terminera sans doute dans un laboratoire du ministère de la Santé.
Élo- Mais pourquoi ça ?
- Elle à des caractéristiques inconnues, et ce qui est inconnu est classé dans la catégorie des menaces potentielles. La Santé et l’ordre médical sont là pour les comprendre et les connaître. Peut-être cela est-il possible, la science a sans doutes, enfin peut-être, les moyens d'expliquer la situation de votre fille, mais imaginez que l'on n'y parvienne pas...
Il souffla avant de reprendre, sur un ton sinistre.
- Vous avez déjà entendu parler de cas similaires à Prume ? Il y en a eu pourtant... Des enfants avec des maladies nouvelles, dues à la consanguinité le plus souvent. Mais si la maladie n'est pas contrôlable, l'enfant n'en ressort pas.
Élo- Mais Prume n'est pas malade...
- Vous ne pouvez pas dire ce qu'elle a... Ou ce qu'elle... Hum. Si l’équipe médicale qui ferrait ses recherches n'y parvient pas, vous ne la reverrez pas. Et si elle y parvenait, ce dont je doute en vue de ce que je connais, elle reviendrait démolie et traumatisée, plus affaiblie que jamais...Comprenez bien qu’au niveau hiérarchique supérieur au mien, ce n’est plus l’aspect médical du patient qui compte, mais la préservation de la ville entière. Et on ne risque pas la vie de tout le monde pour une seule personne.
Élo- C'est...
- Le sacrifice est parfois nécessaire, et si ça peut vous rassurer, il y en a moins d'un tous les quinze ans... Ça a peut-être l'air horrible comme ça, mais c'est sans doute le mieux à faire pour protéger notre société, tant que ces cas sont rarissimes. La ville fonctionne comme un organisme vivant, les facteurs inconnus sont parfois digérés pour aider à s’en prémunir à l’avenir...Heureusement, c’est encore très rare. Si cela devenait anodin, ce serait le signe que le système entier est devenu vicieux. Nous ne sommes pas là, mais il vaut mieux que vous soyez avertie de la situation.
Élo- Donc je dois éviter les médecins et les hôpitaux ?
- Évitez autant que possible oui...D'après ce que j'ai, sa volonté est-certainement un facteur très important dans sa santé. Avec ce que j’ai appris, je ne considère pas que votre fille soit un danger pour nous, je pense simplement qu’elle à un organisme au fonctionnement sensiblement différent. C’est plus l’environnement qui est un danger pour elle que l’inverse je crois. Donc rendez la forte. Moi, je bloquerai les sorties éventuelles du dossier tant que je le peux.
Élo- Pour la protéger... Je ne sais pas comment vous remercier de ce que vous avez fait alors...
- Assurez-vous qu’elle soit heureuse, et tout se passera bien...
Qu'est-ce qu'elle devait faire ? Éloïse n'était pas sûre... Ses filles avaient treize ans, elle décida de leur expliquer. Les filles écoutèrent attentivement et comprirent ce qu’elle leur raconta. Sans pour autant chercher à la cacher, elles n'amèneraient pas Prume aux médecins à cause de son absence de croissance.
Prume était tout de même troublée car elle n'avait plus l'impression d'être considérée comme une humaine... Elle savait qu'elle pouvait compter sur sa famille et ses amis ; mais devait elle se méfier des autres ? Que devait-elle faire ? Était-ce la faute de quelqu'un ? Ou de quelque chose ?
Prume était en train de surchauffer, elles le virent et sortirent ensemble prendre un peu l'air.
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Un jour comme un autre dans un parc agréable de la ville. C’était l’automne et bientôt leur treizième anniversaire. Il faisait frais. Prume était assise sur un banc dans un pantalon épais et un pull long, comme à son habitude. Elyne restait à côté d’elle à lui tenir la main. Éloïse, un peu plus loin, les laissait seules un moment, le temps de comprendre et accepter ce qui arrivait.
Elyne était forte, et elle ne risquait rien car ses différences étaient finalement légères comparées à celles de Prume, alors que paradoxalement plus visibles. Elle n’avait aucune crainte pour sa propre vie, mais partageait l’angoisse glissante de Prume. Une peur froide qui s’étendait et pulsait comme un petit nuage autour d’elle. Un sentiment terrible qu’elles craignaient de sentir s’étendre brutalement...
Prume se sentait perdue, et si elle avait été seule, elle l’aurait vraiment été. Elle était troublée, choquée, mais Elyne était là et la soutiendrait toujours. Cela la rassurait, très fortement.
Prume était fragile, et Elyne se sentait naturellement prête à tout donner d’elle-même pour la protéger et la soutenir. Avec Éloïse, elles n’avaient pas l’idée de la protéger en l’enfermant, ce qui était au contraire ce qu’elles voulaient éviter, car c’était ce qu’elles redoutaient. Elles la protégeraient en l’accompagnant, pas en la restreignant.
Elyne n'était pas la seule à être prête à beaucoup de choses pour Prume, mais elle était sûre d'être celle pour qui Prume était la chose la plus importante de sa vie. Prume était plus importante que tout. Elle ne pouvait pas envisager un seul instant la possibilité de vivre sans sa sœur. Elyne refusait de concevoir sa vie sans qu’elles ne soient l’une auprès de l’autre. Elle le refusait sans discuter, sans réfléchir. Elle voulait bien douter du monde entier, sauf de ça. C’était là sa foi première, celle pour laquelle elle ne discuterait pas...
Elyne avait choisi sa foi dans sa sœur jumelle souffrante. Elle était prête à tout faire pour elle, et elle ne comptait pas voir cela changer.
Ce jour-là, Prume lui faisait part de sa confusion, de sa désagréable impression de ne plus être considérée comme une humaine normale. Comme si elle devait se cacher de ses semblables. Même si ce n’était pas le cas, le sentiment nauséabond qui s’y apparentait était bien là. Elle avait peur. Peur d’être découverte et traitée comme autre chose, comme une étrangère à la ville...Et en plus, elle y rajoutait la peur de retomber malade, que son corps s’effondre à nouveau...Peur de souffrir et mourir. Sa vie était partagée entre une force étrange et une fragilité horrible, mais elle n’avait aucun contrôle sur elle-même...
Quand Prume s’était sentie mal les deux ou trois dernières fois, quand Elyne s’enrageait et massacrait des élèves qui l’avaient vexée, elle ressentait quelque chose en elle-même d’étranger à sa conception de la réalité. Comme si son rythme cardiaque s’accélérait soudainement, la fatiguant et l’éprouvant. Elle n’aurait pas considérée cela comme normal, mais elle restait impuissante. Elle était incapable d’ordonner à ses organes de changer de comportement. Ses malaises occasionnels étaient pareils ; elle les subissait comme quelque chose d’anormal, face à quoi elle était impuissante. La sensation que son corps ne soit pas complètement à soi était terrible, d’autant plus pour une faiblesse.
Pour Elyne, ces passages qui l’avaient troublée et énervée, ce n’était que de grandes colères, et même si elle s’était laissée emportée, cela restait seulement elle, et son corps restait docile...En un sens, pour Prume, le corps plus malléable et obéissant à la volonté, c’était plutôt sa sœur qui l’avait, vue sa force et son infatigabilité...
Elyne avait une empathie totale pour sa sœur, et partageait autant son angoisse que si elle l’avait concernée directement. Elle était désolée. Le ciel blanc et le froid les firent rentrer. Prume était fatiguée, et même si un des serpents blancs l’attendait, elle alla s’allonger sur son lit. Elle avait une peur déchirante dans le ventre. Elyne le sentait et restait pour l’apaiser avec elle.
Pendant quelques jours, elles n'allèrent pas au collège. Il fallait aux filles quelques temps pour se remettre. Prume était un peu dépressive ; comprendre l’ensemble de ce qui la concernait autour de sa santé l’avait abattue.
Pourtant, avec de longs efforts, Elyne parvint à donner un peu de son énergie à Prume, et lui faire reprendre goûts à certaines choses et jeux. Elles sortirent sans s’inquiéter du collège et elles en avaient besoin. Les grands remèdes d’Elyne aidèrent énormément Prume. Elyne fut la première à revoir son sourire. La lèvre inférieure largement plus épaisse lui donnait un aspect un peu étrange, mais Elyne la trouvait aussi belle que les cicatrices décolorées.
La ville n'avait pas changée ; toujours aussi claire, lumineuse et belle qu'au premier jour... Une simple réalité révélée l'avait rendue pourtant sombre et effrayante aux yeux d'une petite fille menacée par sa propre santé et par quelques règles de sécurité... L’inconnu était dangereux...En tant que la personne contenant l’inconnu, elle avait bien plus peur qu’elle ne se sentait dangereuse.
Après quelques semaines assez sombres, Prume se radoucit. Elle avait constaté que sa vie ne changeait pas. Elle perdit donc ses peurs, ses angoisses et sa souffrance petit à petit. Rien n’avait vraiment changé, ni en elle, ni autour d’elle...Elle avait retenu son souffle tout ce temps, paralysée par le choc initial et la peur, presque fermé les yeux de crainte...Mais en les rouvrant lentement, elle voyait que rien n’avait changé, et qu’elle pouvait sans craintes recommencer à respirer.
Le courage de vivre qu'il lui avait fallu avait été soudainement plus nécessiteux et beaucoup plus lourd... Sans sa sœur, qu'aurait-elle faite ? Elle éprouvait déjà beaucoup d'amour pour sa sœur ; mais à cela s'ajoutait beaucoup de reconnaissance désormais, et de plus en plus... Comment pourrait-elle jamais la remercier assez ? Sans se sentir en dette, elle éprouvait une reconnaissance infinie qui lui donnait envie de faire quelque chose pour elle à son tour. Les pensées de Prume se tournaient lentement de la peur vers l’envie d’exprimer sa reconnaissance à Elyne. Par ce biais, elle se remettait de sa déprime.
Elle se ranima lentement, un peu différente de ce qu'elle était auparavant. Elle reprit de l'assurance et du courage, gagna probablement en maturité ; mais ne changea que très peu de caractère. Bien que pour ses camarades elle n'avait pas changée, ses proches savaient qu'elle avait une volonté, une force plus grande que jamais. Elle avait bien gardée un peu de la confiance qu’Elyne avait partagée. Elle restait pourtant calme. Elle n'était plus vraiment timide, mais elle appréciait mieux la tranquillité et le calme désormais.
Si on lui demandait comment elle allait, après cette brève dépression ; elle répondait que, n'étant plus angoissée, elle allait beaucoup mieux, et même bien. Le futur restait imprédictible, mais les angoisses ne l’étouffaient plus.
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