Klein - partie 1
Elyne était dans un état étrange. Elle ne sentait plus son corps. Elle percevait qu’elle voyageait, loin et à très grande vitesse... Elle ne distinguait rien, elle ne pouvait pas respirer ou bouger, elle était paralysée dans une dimension incertaine... Elle avait l’impression de distinguer un ciel étoilé, mais l’impression était volatile.
Sa sœur. Elle voulait la revoir ? C'était bien plus que ça. C’était bien plus qu'un désir qu’elle avait. Malheureusement, quoi que fut la vérité, son voyage n’allait pas finir à ses cotées, qu'elle soit vivante ou non...Elyne était transportée bien loin d'elle. Elyne disparaissait dans l'inconnu, dans une direction où rien de terrestre n’était jamais allé. Son tourment, sa personnalité, sa curiosité, et peut être le hasard également, tout avait joué pour amener au choix de cette direction, plutôt qu’une autre...
Il n’y avait pas de direction à suivre, car ce n’était plus clairement localisé dans l’espace. Toute la T.I. du laboratoire s'était volatilisée avec elle, s’échappant avec la personne qu’elle emportait. Elyne avait été emportée à une vitesse relativiste par un flot de T.I comme si elle en avait fait partie.
Peut-être qu’une petite larme avait chutée, plutôt que de couler, mais rien d'autre d'elle ne subsistait désormais en ce monde. Elyne n'existait plus, ni de corps, ni d'esprit. Il ne restait d’elle que des photographies, des souvenirs, des empreintes...
A sa place, derrière elle, une autre créature était apparue dans les ruines du laboratoire. Une créature que la terre n'avait jamais portée. Un être étranger au monde entier. L'air refroidissait encore en sa présence. Les jeunes mères sentaient un air glacé les traverser quand son regard les atteignait.
Les jumelles Gains avaient été suivies toutes leurs vies par un fantôme angoissant et intelligent. Un spectre de brume froide avait voulu quelque chose d'elles...
L'être vivant qui ne s'accordait pas aux règles de ce monde y était apparu. Cette chose devenue femme aux yeux violets était là. Elle n'aurait jamais dû y être. Elle n'aurait jamais dû être là. Sa conscience était proche de celle des humains, mais son essence, sa nature réelle, en était loin. Elle était le trou noir augurant la fin des temps.
Geder l'avait fait apparaître dans la ville, ignorant le présage funeste qu'elle était. Derrière cet être rien ne subsistait pour pouvoir encore la nommer... Le temps inlassable, la mort, la destruction, la terreur, la haine, sa vie en avait fait l'incarnation. Sa seule présence pouvait ôter des vies et arracher les âmes.
L'ombre de la fin des temps, c'était la sienne, dès lors que son corps avait atteint ce monde physique. Elle n'était pas le prélude de la destruction, elle était la destruction. Son passé en attestait, même s’il ne restait personne pour en témoigner.
Elle arriva inconsciente. Mais sa seule présence provoquait des réactions sensibles.
Le soleil se levait pour la ville, la nouvelle journée commençait. Il faisait bien plus froid que la veille. Un froid qui gelait les esprits. Tout le monde allait se sentir un peu engourdit ce jour-là. Les rats d'un navire auraient sautés à l'eau pour survivre, s’ils devaient ressentir ce froid là, mais peu de créatures dans la ville merveilleuse étaient sensibles à ce genre d’aura.
Pendant qu’elle dormait, l'armée déblayait le laboratoire en ruines, le cœur du complexe de recherche du docteur Morhens. Les troupes mobilisées redécouvraient un endroit qui était devenu abominable en quelques heures.
Des ingénieurs étudiaient la stabilité de l’architecture qui avait beaucoup souffert.
Des convois évacuaient le matériel, et des ambulances les corps.
Sur quarante-sept employés et dix-neuf soldats présents, il y avait eu trois employés morts et quinze soldats tués.
Les corps étaient envoyés aux morgues des environs pour autopsies. Le rapport préliminaire précisait que la menace n'avait pas été identifiée. L’étude des enregistrements était pratiquement impossible car la dernière explosion avait flashé tous les disques durs du secteur. Il ne restait que des données fragmentaires. Des images brouillonnes montraient à priori quelqu’un pratiquant un art martial. Il était trop tôt pour tirer des conclusions des enregistrements résiduels.
L’affaire était déjà une catastrophe en elle-même, mais il y’avait un bonus inquiétant, ils avaient découvert une personne non identifiée. Une femme inanimée.
Le gouvernement et le conseil scientifique se retrouvaient soudainement face à une situation ingérable. Ne sachant pas quelle conduite suivre, ils commencèrent par mettre les survivants en quarantaine.
Le docteur Morhens et son assistant en particulier étaient mis en détention immédiate. Ils ne seraient pas libérés avant que l’enquête n’atteigne quelque chose d’acceptable. Ils allaient longuement être interrogés quant aux évènements ayant eu lieu la veille.
Quant à l’inconnue, elle allait être examinée dans un centre médical proche, elle n’avait pas repris conscience depuis l’évènement.
Que s'était-il passé pendant ces quelques heures où aucun signal n’avait plus été émis hors du laboratoire ? Les communications avec l’extérieur avaient été subitement coupées dans la soirée. Quelques minutes plus tard, même les communications militaires ne passaient plus...
Les secousses avaient été senties dans une bonne partie des souterrains de ce secteur de la ville lors de la dernière explosion, après laquelle les signaux pouvaient de nouveau circuler...
Durant ces quelques heures, que s’était-il passé qui avait détruit en profondeur ce laboratoire et provoqué la mort de nombreuses personnes dans des circonstances diverses ? Les soldats étaient pour la plupart morts en combattant, mais en combattant un ennemi qu’aucun enregistrement n’avait pu clairement identifier...
Quand on retrouva des enregistrements évoquant les explosions des pompes à T.I, Geder fut accusé d'avoir tué ses employés avec celles-ci. Il aurait sous-estimé les risques et dangers de ces appareillages qui étaient encore trop expérimentaux.
Geder, à moitié sourd à cause de ses blessures à la tête, ne réagissait pas à ce qu’on lui disait. Il n’arrivait pas à répondre aux questions et ne semblait finalement plus en possession de toutes ses facultés mentales. Il était devenu pratiquement apathique et ne réagissait plus à grand-chose.
Johann était capable de parler, mais peu, lui aussi souffrant de stress post traumatique. L’homme était fébrile, et il ne put donner aucune information vraiment utile sur ce qui était arrivé. Il n’avait pas vu l’ennemi, et tout s’était terminé pendant qu’il était inconscient. Il ne se rappelait même plus précisément ce qu’il faisait dans le laboratoire où il avait été retrouvé. Il se souvenait seulement d’une peur terrible que tout explose.
Les rares soldats survivants ayant fait face à l’ennemi et de répondre aux questions ce jour-là ne furent pas d’une grande utilité. Ils évoquaient quelque chose qui dans leur esprit avait muté en monstre. La créature n’avait plus d’apparence concordante entre les témoignages, et tous n’avaient pas reconnu la cobaye portée disparue. Certains d’entre eux affirmaient avoir tiré sur elle sans que cela ne l’affecte d’aucune façon. Cela avait été un cauchemar traumatisant, même pour eux.
L’on supposa que la femme inconnue était Elyne, par déduction à priori logique, mais il n’y avait encore aucune certitude.
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Geder était assis sur un lit d’hôpital. Tout était calme. Beaucoup de lumière diffuse entrait par la fenêtre qui ne s’ouvrait pas. Il regardait le bas du mur face à ses pieds, les yeux dans le vague.
Des bandages passaient sous son menton et cerclaient sa tête. Il avait mal au visage et aux dents, comme dans la plupart de ses muscles. Il avait été roulé au sol et sur des objets divers par l’explosion finale. Au moins il n’avait pas été frappé par elle il songea.
Il était dans une petite chambre dont la porte était fermée. Il n’allait pas sortir avant la fin de l’enquête. Les interrogatoires se répétaient à chaque fois que l’enquête révélait un nouvel élément. Cela ne le dérangeait pas car tout cela n’avait plus d’importance. Il repensait au disque de l’ordinateur qu’il avait détruit.
Geder soupirait. Il avait mal au crâne et se ressassait des choses que Johann avait dit. Johann le traitant de fou...Il était fatigué, il ne voulait plus jamais le revoir. De toute façon, si le nombre de morts qu’on lui avait annoncé était réel, il n’aurait plus jamais le droit de travailler dans les sciences, ni même de tenir un tube à essais.
Geder ne se sentait pas particulièrement troublé par l’idée de sa responsabilité pour un tel nombre de morts. Cela ne le réjouissait pas, mais cela ne le stressait pas non plus. Et avec les souvenirs qu’il avait, il se doutait que cette femme bizarre, le cobaye, était responsable directement de la plupart de ces morts. Il n’avait pas retenu le nom d’Elyne. Mais il avait retenu quelque chose de beaucoup plus important...
Geder se rallongea en grinçant des dents douloureusement. Il se reposa un peu en attendant.
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Éloïse était seule. Elle n’avait plus de fille, plus de cauchemars, plus de sensations bizarres. Avec la disparition d’Elyne, les dernières impressions d’être observée ou suivie par un spectre l’avaient quittée. Son dos s’était allégé, mais elle était seule désormais.
Éloïse n’avait plus goût pour grand-chose. C’était le treize novembre. À côté d’elle, un courrier lui annonçait que sa fille disparue depuis quelques jours était morte. Il n’y avait pas de détails, car la situation n’était pas encore assez claire.
Bizarrement, depuis quelques temps, les courriers officiels d’explication devenaient de plus en plus ridicules pour elle. Peut-être que ce n’était que des impressions liées à la dépression, mais tout semblait devenir tellement superficiel...
On ne lui demandait rien, on ne lui disait rien d’autre. C’était surréaliste et un tel manque de considération était plus étrange quelque part que tout ce qu’elle avait pu voir quand ses filles étaient jeunes.
La réalité, dans son état, semblait beaucoup plus irréelle que la vie entière qu’elle avait passée à côtoyer des anges et des serpents invisibles.
Éloïse allait aller à la mairie. Elle allait prendre rendez-vous pour voir le maire, et lui demander un peu plus d’explications. Deux filles dont elle ne voyait pas les corps, c’était un peu trop blessant pour être accepté...
Même si au fond, elle se doutait de ce que le barbon répondrait, elle voulait l’entendre directement. Elle voulait voir son embarras, et l’entendre hésiter, mentir, ou pire, raconter la vérité...Personne n’avait aucune idée de ce que ses filles étaient devenues, en réalité...
Elle s’en doutait, que la vérité était là. Elle savait que ses filles lorgnaient depuis trop longtemps vers la vieille planète. Elle savait que l’une était trop maligne pour mourir bêtement, et l’autre trop forte pour être arrêtée... Si elles avaient échouées, leurs corps seraient revenus, au moins en partie. Si ce n’était pas le cas, Éloïse voulait le croire, c’était qu’elles avaient réussies.
Éloïse souriait timidement, car comme Elyne au cœur de sa dépression, même si elle croyait profondément en leur survie, elle souffrait encore tout autant de leur absence. Elle était triste, mais elle ne faisait pas son deuil aisément.
Mais au fond d’elle-même, certaines nuances étaient plus subtiles qu’un simple partage entre foi et tristesse. Avec la disparition des sensations étranges qui avaient pesées sur son dos pendant si longtemps, comme si la peine avait emporté un autre fardeau, un autre sentiment se révélait à nouveau. Une forme de confiance et de conviction datant de l’époque où elle n’était pas encore mère se faisait à nouveau sentir quelque part. Peut-être pas des ailes entières, mais quelque chose avait délicatement commencé à se redécoller de son dos. Une part d’émotions et de personnalité qui s’était effacée depuis si longtemps réapparaissait.
Alors Éloïse doutait moins de ce qu’elle croyait concernant ses filles, et elle-même. Ce petit grain de sable dans son esprit déviait doucement les idées conventionnelles et les sentiments dus aux deuils. Elle n’était pas perdue, elle n’était pas anéantie, car elle était bien plus qu’il n’y paraissait. Éloïse savait que rien n’était terminé...
Éloïse se mit lentement à sourire en imaginant quelque chose de formidable. Elle ne savait pas exactement comment, mais elle se doutait que ses filles avaient très certainement réussies à rejoindre la surface de la Terre, chacune à leur tour...
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Il s’était passé quelque chose d’autre au cours de cette journée importante, le dix mai de l’an trente et un. Un cauchemar improbable et difficile à accepter, plus qu’un évènement plausible.
Tout avait l’air d’un cauchemar. Un rêve tellement flou et maculé de douleur que le sujet ne se reconnaissait plus vraiment. Quelqu’un avait vécu ce rêve, mais n’aurait par la suite pas été normalement capable de l’évoquer sans douter de sa véracité...
Des sifflements agressifs traversaient son crâne. Une douleur aigue dans tout son corps et en particulier dans ses tympans. Prume remua un doigt avec l’impression que les tendons étaient plus rigides que jamais, peut-être en train de craquer comme du verre.
Prume essayait de bouger, sans bien réaliser qu’elle était encore en vie. L’était-t’elle ? Tout était si douloureux et sombre. Elle était toujours allongée sur le ventre et respirait mal. Elle avait l’impression que son dos était en train de brûler en crépitant.
Elle ouvrit lentement les yeux, avec la sensation que ses paupières étaient aussi rigides que les articulations de ses doigts. Tout ce qu’elle voyait était rouge et mouvant. Elle ne percevait plus que des dégradés de rouge...Prume gémissait de douleur, la tête brouillée par les sirènes qu’elle entendait. C’était le pire des mauvais rêves de sa vie.
Elle ne sentait plus sa tête, comme si elle ne pesait plus rien, alors que son corps semblait n’être qu’une tonne d’articulations rouillées. Elle ne se souvenait de rien et ne savait plus qui elle était dans l’instant, mais n’arrivait même plus à articuler de pensée aussi précise que le concept d’identité pour le moment.
En plus du feu dans son dos, quelque chose lui perçant le cou lui faisait atrocement mal. Un cœur en fusion battait dans son cou et instillait de l’acide brûlant par cette plaie lourde.
Ses bras semblaient sur le point de se casser comme un cristal trop âgé, mais elle parvint à s’accouder du bras gauche et à saisir la chose dans son cou de la main droite. Les doigts se crispèrent douloureusement sur un objet froid, glacé à côté de son corps en ébullition, qu’elle extirpa en gémissant encore. Elle sentait la chair de son cou tirée et déchirée par l’objet mais l’arracha sans réfléchir. La douleur se répandait comme des décharges, mais cela la ravivait désormais.
Elle jeta la seringue vide sans la remarquer, oubliant aussitôt ce qu’elle venait de faire. Elle tenta machinalement de descendre de la table mais glissa et tomba au sol, se fracturant le crâne.
Prume avait la conscience encore embrouillée par la douleur qui était présente dans chaque tissu de son corps. Au loin, derrière l’alarme qu’elle entendait hurler en permanence, elle percevait des voix fortes, mais ne comprenait pas leurs dires. C’était des gens dans un couloir proche.
Prume tenta de bouger mais son corps était comme bloqué. Elle continua de tenter, souffrant d’une douleur croissante, jusqu’à ce que des accroches ne cèdent. Les sangles qu’elle n’avait pas vraiment senties furent cassées.
Prume se redressa, et vit quelque chose tomber de son front devant elle, avant d’être suivi par des gouttes sombres. Elle attrapa mollement l’objet et le reconnu au toucher plus qu’à la vue. C’était son implant frontal. Une petite pierre froide aux arrêtes nettes.
À ce moment, Prume réalisa quelque chose qui réveilla une peur profonde en elle. Son cerveau avait soudainement réfléchit à une vitesse inhabituelle, et tout avait pris sens. Tout ce qu’elle avait su de la ville, de son système médical et de ses lois, tous les indices qu’elle et sa famille avaient croisé durant sa vie, et tout ce que la créature aux yeux violets avaient pu lui dire.
Tout trouvait sa place, et la dernière pièce du puzzle qui venait de se résoudre subitement, elle venait de la jeter au sol au loin.
Le dernier nœud du tissu qui donnait un sens à la réalité intrinsèque de la ville. La clef qui définissait son seul futur désormais envisageable en ville, elle était juste là.
Prume rampa vers l’objet cylindrique qui reposait plus loin et l’attrapa d’une main qui ne la faisait étrangement plus souffrir. Le muscle du bras était plus ferme. Elle ne le réalisa pas, toute son angoisse se portant sur ce qu’elle craignait être une arme, qui avait été utilisée contre elle.
La seringue était vide, et il n’y avait aucune inscription dessus. Même si elle était habituée des équipements médicaux et ne reconnaissait pas ce genre de seringue, elle doutait encore de l’objet. Prume vit qu’il restait une goutte incolore contre la paroi intérieure de l’objet. Elle brisa la pointe contre le rebord d’un meuble et renifla le produit au sol.
Elle sentit son esprit partir et ses sens la quitter. Si elle n’avait pas déjà été à terre, elle serait tombée.
Elle sentit son cœur s’arrêter de battre dans sa poitrine après un instant de douleur vive. Une simple vapeur venait de l’achever. Elle se sentait mourir encore.
Prume subissait la mort dans ce cauchemar, et s’étonnait de ne pas perdre conscience, ou de vraiment mourir. Mais elle paniquait en sentant que son cœur venait de cesser de battre. Elle se frappait la poitrine sans réfléchir, ordonnant à son cœur de battre à nouveau. Elle se débattait en serrant les dents.
Sa panique diminua subitement, car son cœur redémarra soudainement. En dépit du poison ou de sa faiblesse, le cœur avait obéit à sa volonté et pulsait à nouveau.
Son cerveau soudainement mieux irrigué, Prume sentit les douleurs revenir, mais aussi un peu plus d’intelligence. Ses souvenirs revenaient tous.
Ses yeux grands ouverts eurent un léger spasme, et la couleur revint progressivement. Prume sentait une contraction crispée à l’intérieur même de ceux-ci, mais avec l’accommodation revenaient également les couleurs. Prume cligna enfin des yeux, peut-être pour la première fois depuis qu’elle avait repris conscience...Ils étaient douloureux, mais ils fonctionnaient.
Pendant qu’elle se frottait machinalement les yeux, son intelligence consciente revenue traduisait verbalement ce qui était écrit en grosses lettres sur le puzzle reconstitué à l’instant.
Elle devait quitter la ville immédiatement ou mourir pour de bon.
Elle savait qu’elle devait fuir. Si on l’avait empoisonnée, ce n’était pas pour qu’on la revoie plus vite dans les rues de la ville. Elle avait été condamnée à mort...Pourquoi ?
Sur le moment, la raison lui importait infiniment moins que la conséquence. Elle était troublée, encore sous le choc provoqué par la tentative de meurtre à son encontre. Prume ne devait plus fuir que les hôpitaux, elle devait fuir la ville elle-même. Peu importait pourquoi, les seules choses qui occupaient son esprit pour l’instant était la peur d’être assassinée et l’idée de fuir la ville avant que cela n’arrive pour de bon.
Son corps encore douloureux lui obéissait correctement désormais et ne vacillait plus. Elle arrivait à réfléchir presque comme si elle ne paniquait pas et chercha une issue. Comment quitter la ville sans être vue ? Elle cherchait à s’échapper de cette situation horrible que ce rêve lui imposait par tous les moyens possibles.
Prume parcouru la salle où elle était du regard. Elle cherchait avec un peu de désespoir la moindre possibilité d’échappatoire avant que quelqu’un ne revienne la trouver.
Des murs sombres, un dallage blanc et brillant couvert de sang. Les meubles métalliques et les machines assistant les opérations chirurgicales étaient alignées contre les murs. Il n’y avait qu’une seule porte, et elle entendait toujours des voix derrière. Prume se tourna et trouva autre chose, de plus intéressant pour quelqu’un qui avait perdu beaucoup d’inhibitions en même temps que des morceaux de sa tête. Elle n’avait pas peur de se salir ou même de s’infecter, et cela, c’était le moyen de s’évader, au moins de la salle où elle était.
Prume s’approcha d’un pas léger d’une grille d’évacuation qui était dans un coin de la pièce au sol. Elle se pencha en sentant chacune de ses vertèbres craquer. Elle glissa ses doigts au travers de la grille et l’agrippa. Elle tira subitement de toute sa force et l’arracha dans un bruit de grincement métallique. Prume ne sentait qu’une sensation de tiédeur venir de ses doigts, mais savait qu’ils étaient abimés. Elle ne sentait plus la douleur ou sa force, et à peine le sang qui coulait entre ses doigts.
Sans réfléchir plus longtemps, elle se glissait dans le tuyau et ramenait la grille derrière elle. Elle parvenait à la remboiter entre les autres dalles du sol. En se glissant dans le conduit, elle entendit la porte s’ouvrir et des gens commencer à s’étonner. Prume ne chercha pas à les écouter, elle ne paniquait plus, elle ne s’intéressait pas à qui ils étaient ou ce qu’ils pouvaient dire. Un peu apeurée, elle s’en alla.
Prume rampait dans des liquides généralement tièdes, mais tellement chargés de désinfectants que les odeurs étaient étrangement plus douces qu’à l’extérieur. Elle rampait péniblement dans la pénombre, distinguant des formes vagues. Elle pataugeait dans du sang et des acides.
Sa peau la rongeait terriblement, mais cette douleur devenait insignifiante. Les ombres qui l’accompagnaient s’étendaient à l’infini autour d’elle et elle ne savait plus vraiment lesquelles étaient une part d’elle-même. Elle voulait se réveiller, que ce voyage macabre se termine, mais tout trainait et collait à sa peau, l’empêchant de s’en aller.
Ses pensées étaient redevenues brouillonnes après les quelques minutes de lucidité et elle n’arrivait bientôt plus à penser à autre chose qu’elle-même, faiblement. Elle voulait juste fuir ? Non, c’était légèrement différent. Elle avait peur, mais ce qui la poussait en avant n’était pas que cela. Elle savait qu’elle devait partir. Elle le devait pour elle-même, mais aussi pour Elyne. Elle en était convaincue désormais...
Repensant à sa sœur, Prume ne put que sangloter au milieu d’un flot sombre. Elle n’hurlait pas, elle voulait rester discrète, mais elle n’en souffrait pas moins. La décision qu’elle prenait, elle l’assumerait difficilement pour ce qu’elle impliquait vis-à-vis d’Elyne...
Même si elle était libre, même si son corps était en train de changer, il lui manquerait désormais quelque chose d’essentiel...Ce cauchemar était le pire de sa vie pour cela. Plus que la perdre, elle devait la quitter...
Son esprit gérait alors plus mal son corps. Elle subissait bientôt tout ce qu’elle craignait, et les douleurs vivaces la rongeaient. Prume arriva au-dessus d’un puits à filtres et y tomba, n’étant plus capable de gérer ses mouvements. Elle crut qu’elle allait mourir encore, mais ne se sentit pas découpée par les lames. Elle se sentit cependant bientôt écrasée par le flot de déchets qui l’avait emportée.
Noyée contre une grille, elle parvenait à peine à bouger, mais ressentait mieux les muscles de ses jambes qui se réanimaient. Ses sens se reformaient et s’évanouissaient au rythme des battements de son cœur. Elle sentait son dos se durcir contre les déchets qui pleuvaient lourdement, même s’ils étaient liquides. Il y’avait autre chose qui s’animait en elle dans cette situation. Elle ne se sentait pas faiblir, elle ne se sentait pas mourir...La torture devait continuer.
Quelque chose vibra, et rapidement de plus en plus fort. Prume n’eut pas le temps de comprendre ce qui arrivait quand la grille sous elle éclata. Les déchets accumulés à cause d’elle avaient bien vite atteint une masse et une pression critique pour l’installation. Le bouchon et le puits explosèrent. Prume tomba plus profondément et s’écrasa contre un tuyau qui céda sous son poids. Elle retombait encore, mais cette fois dans l’obscurité totale.
Elle chutait, elle criait désormais, s’agitant désespérément. Elle voulait revoir la réalité, même s’il s’agissait d’un de ces plafonds fades dont elle avait l’habitude. Elle voulait se réveiller, mais n’y parvenait pas et en pleurait.
Sa gorge se nettoyait et s’encrassait tandis qu’elle criait sa peur pendant la chute. Ses doigts agités effleurant une paroi, elle y plantait machinalement les deux mains en paniquant.
Après un choc du à une brusque décélération, elle ne chutait plus et se tenait à quelque chose qu’elle avait réussie à saisir. Elle tentait d’accrocher ses pieds quelque part mais elle glissait sur la surface froide. Elle ne se tenait que par les mains et n’était pas certaine d’avoir assez de force pour tenir longtemps. Ses pieds glissaient contre la paroi froide où ses mains étaient plantées. Elle s’agita un moment avant de parvenir à se calmer. La peur de mourir lui tournait encore autour en menaçant de l’attaquer à nouveau à chaque instant.
Elle serra les doigts et prit le temps de reprendre son souffle en tentant d’observer les alentours. Il n’y avait rien à voir, seul le son des égouts abimés plus haut était audible. Où était-elle ? Que lui arrivait-il depuis...Depuis qu’elle avait quitté le concert ? Non, c’était depuis qu’elle avait parlée avec la chose aux yeux violets qu’il se passait quelque chose...Tout sombrait dans les ténèbres depuis qu’elle avait croisée son regard...
Prume sentait son cœur encore battre très calmement, alors qu’elle était paniquée. Son corps semblait avoir changé...Prume se répéta cette phrase plusieurs fois, pour bien en comprendre chaque mot, chaque fragment de sens. Elle assimilait progressivement une nouvelle réalité physique. Prume subodorait que c’était cela la liberté dont avait parlé l’autre monstre un peu plus tôt...La liberté offerte par un corps différent, désormais bien au-delà de la frontière devenue floue entre le réaliste, et l’illogique...Un corps qui n’était plus réel...Un corps prisonnier d’un cauchemar...
Prume soupirait, comprenant que désormais, si elle n’était plus comme avant, elle n’était plus vraiment elle-même. Elle l’acceptait à peine quand sa vue revint vaguement.
Ses yeux s’accoutumaient à l’obscurité, bientôt au point qu’elle pensait que de la lumière l’éclairait. Il n’y avait aucune source de lumière, et elle y voyait bientôt comme en plein jour, sentant seulement des grésillements dans ses yeux. Ses yeux s’adaptaient, très rapidement...Trop rapidement. Ce n’était pas normal, et ce n’était qu’un détail insignifiant de l’ensemble anormal qu’était devenue sa vie et sa réalité. Elle avait changée de monde et tout perdu de l’autre...
Elle découvrit un endroit indescriptible. Le songe tourmenté la plongeait désormais dans un monde d’Escher pour mieux la perdre. Des structures titanesques s’entrecroisaient et se mélangeaient dans tous les sens à perte de vue...Elle n’était plus dans la ville, ni même ses souterrains...Elle était dans le vide interstitiel... Elle avait percé le fond de l’endroit d’où elle venait, et était tombée là. L’endroit tenait presque de la légende pour les habitants. On imaginait les souterrains bien remplis comme des œufs, alors qu’en réalité, les architectures n’étaient pas aussi denses, et derrières certains murs, il n’y avait pas forcément tout de suite un autre bâtiment.
Elle était au milieu d’une paroi de métal immense, qui devait être l’extérieur d’une usine ou d’autre chose du souterrain. Elle était au milieu de nulle part, au-dessus d’un vide particulièrement profond. Il restait des endroits dans les souterrains de chaque secteur, avec un peu de ce vide résiduel, dut aux aléas des constructions internes. Ces zones internes de l’organisme où aucun œil, ni rien n’allait. Là où Prume était, c’était probablement le plus vaste et le plus profond...
Prume paniquait, respirant rapidement. Elle finit par voir ce qu’était la prise à laquelle elle croyait avoir accrochée ses mains. Elles étaient plantées dans le métal. Ce n’était pas normal, mais c’était bien cela... Elle en pleura. C’était vraiment ça la liberté dont avait parlée l’autre ? Où était passée son humanité ? Où étaient passées sa faiblesse et ses limites ? Qu’était-elle devenue...
Elle sanglotait, elle implora Elyne de l’aider et de la réanimer, mais personne ne pouvait l’entendre où elle était. Son cœur accéléra un peu son rythme, mais c’était encore trop lent pour faire croire à un rythme cardiaque de jeune femme humaine paniquée... C’était pathétique et quelque part triste à en pleurer. Le songe morbide continuait encore...
Pendant qu’elle pleurait, Prume sentait une chaleur étrange se répandre dans son corps, au point de la brûler. Elle sentait son omoplate droite devenir douloureuse, avec l’impression que des flammes s’en échappaient. Elle se débattit, mais ne parvint qu’à perdre prise, sans échapper au feu invisible. Elle recommença à chuter en hurlant, s’agitant vainement face à la peur de la mort revenant la torturer. Tout devint blanc à ses yeux, elle perdait connaissance pendant que quelque chose vibrait à grande fréquence dans son crâne.
Prume eut l’impression de se réveiller à nouveau, mais sans la moindre sensation déplaisante de prime abord. Son cerveau et ses pensées avaient été lavés, épurés...Elle flottait en l’air, dans un environnement blanchâtre. Elle vit quelque chose face à elle, et crut reconnaitre Elyne pendant un instant. Prume essaya de s’y précipiter mais était incapable de bouger. Elle réalisa de plus rapidement que ce n’était pas qui elle croyait, quand le regard violet se posa sur elle...
La terreur. Prume eut un hoquet et crut sentir ses genoux faiblir. C’était la mort et l’horreur qui revenaient plus franchement vers elle...La femme aux serpents s’approcha. Prume vit un corps qui pouvait sembler humain se dessiner, se profiler. Elle la voyait peut-être un peu plus distinctement désormais, mais elle en tremblait d’autant plus de peur. Prume découvrait une apparence qui n’était pas humaine, et crut qu’elle était simplement en train de délirer. La pensée flottait, presque comme une expiration, et celle-ci atteignit la silhouette, qui y répondit comme si cela avait été une parole.
D- Non, tu es saine. Tu es seulement trop jeune... Je n’ai pas eue le choix. Il est temps que je récupère ceux-là. Ces serpents blancs comme tu les appelles. Mes émissaires.
Pru- Que...Quoi ?
Les serpents que Prume redécouvrait se détachaient de son dos et nageaient aussitôt vers celui de l’étrange démon. Ils s’agitèrent ensuite de façon coordonnée, avant de se laisser flotter, tout en silence. Le démon gardait son regard violet et brulant tourné vers Prume.
D- C’était ce que je voulais de toi. Un relais. Qu’ils me reviennent avec le nécessaire pour pouvoir enfin partir de ce monde...C’est grâce à toi. Tu es libre désormais.
Pru- Mais...Ces serpents...
D- Oui, je dois encore récupérer ceux d’Elyne. Ensuite, je pourrai enfin partir. Et elle, elle pourra te retrouver.
Prume se ranima soudainement en l’entendant. Elle retrouvait de l’énergie avec cet espoir.
Pru- Vraiment ?
D- Attends là sur Terre. Un jour proche, elle la quittera comme toi.
Pru- Mais j’ai failli mourir !
Prume sentait des larmes douloureuses s’écouler sur son visage. La créature s’approcha et la dévisagea. Elle lui ordonna de regarder quelque chose d’étrange. Une illusion ? Prume voyait son propre corps se reconstruire à partir de flaques...Le film la montrait clairement en train de ressusciter à partir de presque rien...Prume bégaya quelque chose, incapable de trouver ses mots devant ce délire. Devait-elle croire en une telle illusion ? Quelque part, elle croyait un peu en ce fantasme flagrant et s’en attristait...
D- Tu ne peux plus mourir désormais Prume. Quand elle perdra son sceau, elle deviendra comme toi. Elle aura une liberté totale.
Pru- On devient...Comme toi ?
D- Si j’avais un corps humain, oui j’aurais été telle que tu es désormais.
Prume fronça un sourcil en l’entendant. Quelque chose n’allait pas. Cela signifiait-il que ce n’était pas son vrai corps qu’elle voyait ? Ou bien était-ce autre chose ? Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir longtemps car le visage sombre s’était approché d’elle. Prume était percée par le feu violet qui en émanait, traversée corps et âme.
D- Maintenant Prume, tu devrais quitter ce lieu. Si tu ne t’éloignes pas, ton pouvoir sera néfaste pour tout ce qui est autour de toi.
Prume avait senti un écho dans sa tête. Cette idée, elle l’avait eue ? C’était aussi pour cela qu’elle avait voulue s’enfuir ? Elle avait peut-être devinée quelque chose instinctivement, mais elle ne comprenait pas tout. Alors elle lui demanda pourquoi. La créature recula un peu avant de répondre, toujours avec une voix qui lui évoquait la sienne.
D- Le pouvoir que tu as libéré...Ne sera pas contenu là où tu es née.
Chaque instant que je passe si proche de la Terre augmente le risque d’une nouvelle catastrophe. Et ce qui est déjà arrivé à cause de moi est pire que ce que tu peux imaginer. Tu es libre d’utiliser ton pouvoir comme tu le désire. Mais si tu restes là, cela mettra bientôt tout ce que tu connais en danger...
Pru- Je ne comprends pas...Et qu’est-ce que tu es ?
D- Je suis...
Prume ne comprit pas le nom, mais ses yeux s’agrandirent en l’entendant. Ce nom, elle l’avait déjà entendu...Ces sons, comme une clé, déverrouillaient en elle quelques souvenirs...On lui avait déjà prononcé ces sons, et elle les avait mal comprit, à chaque fois...
Pru- C’est ton nom ?
D- Je n’ai pas vraiment de nom...C’est comme cela que l’on a pu m’appeler.
Prume vit des pourritures apparaitre de tous les côtés. Elles semblaient se former spontanément dans l’air et se répandaient rapidement.
D- Il est temps de partir. Tes émissaires me sont revenus et le lien qui nous unissait a commencé à s’éteindre. Merci pour ton aide infortunée Prume. Tu peux vivre désormais...
La lumière se résorba. Prume se retrouva de nouveau en train de chuter, en proie au songe néfaste. Tournant sur elle-même, elle eut le temps d’apercevoir des taches sur les parois des alentours, comme si tout avait brusquement vieillit ou pourri.
Prume criait de nouveau de peur, ou l’ordre pour son corps de voler, mais elle ne fit que chuter. Elle s’écrasa sans douleurs, avec seulement la sensation de périr encore, et le cauchemar se prolongea encore.
Sa conscience ne s’était pas stoppée, alors même que ces sens s’étaient éteints. Son corps se reforma à partir de rien de perceptible et ses sens revinrent ensuite.
Elle se releva, sans avoir eue l’impression de perdre conscience ou sa peur, qui lui vrillait encore tout ce qu’elle était. Elle découvrit l’empreinte de son propre corps dans une trace d’impact violent qu’elle avait formé sur un bloc de l’amalgame de béton généralement utilisé en ville. Le fantasme rejoignait le cauchemar pour former une réalité exécrable...
C’était impossible, elle le refusait, elle appela encore à l’aide, suppliant qu’on la réveille...Prume s’éloigna des marques d’impact et d’explosion organique sur la matière dure et salie.
Elle s’examina avec inquiétude. Sa peau était la même qu’avant, souple, balafrée de partout par les cicatrices des déchirures d’autrefois. Les petits poils disséminés étaient toujours là. Elle ne sentait ni ne percevait sous ses doigts aucune différence dans son propre corps, mais elle venait de prouver qu’elle trichait avec...Elle trichait avec la réalité désormais...
Elle avait l’air d’être la même, elle avait l’air faible, mais c’était un mensonge, et elle venait de se le révéler...
Elle trichait avec la réalité...C’était cela la liberté ? Elle s’affranchissait de la logique ? Elle dépassait la réalité connue ? Toute sa vie, toutes ses souffrances, tout n’avait été qu’une pièce de théâtre pour elle-même et les autres ?
Toute sa vie n’avait été qu’un mensonge dont elle assumait seulement maintenant les conséquences ? Ou alors son esprit sombrait dans le mensonge de ce mauvais rêve pourrissant...Peut-être que c’était le dernier songe d’un cerveau en train de pourrir pour de vrai.
Prume tremblait, en proie à des sentiments confus. Elle avait envie de se suicider. Devant elle, il y’avait une preuve que son corps n’était pas humain, ni même quoi que ce soit de normal ou connu...C’était une apparence humaine, et une nature réelle différente, méconnue...Une nature qui l’écœurait...
Tout ce qu’elle avait voulue, c’était être saine...Tout ce dont elle avait rêvée, c’était une vie avec Elyne, une vraie vie...Une vie ? Prume n’avait plus de vie...Elle avait été tuée là-haut, et ce qu’elle était désormais, si bas sous la ville, ce n’était pas ce qu’elle aurait qualifié de vivant...Si ce n’était pas un rêve, c’était la mort.
Elle pouvait encore pleurer pourtant, pleurer sa propre mort...C’était bizarre, tellement bizarre, et pourtant, c’était là ce qu’elle trouvait de plus naturel, pleurer. C’était comme si elle pleurait avant de partir en voyage, sauf que c’était toute la réalité connue qu’elle abandonnait. Sa vie, sa famille, son propre corps, ses espoirs, ses rêves, son amour...Elle perdait tout.
Prume sentait subitement le poids de la solitude commencer à s’abattre sur elle. Elyne, Néphéline, Éloïse, Maya...Elle les quittait tous, trop subitement pour ne pas être envahie par les regrets...
Prume déprimait fortement, mais elle se releva subitement quand des moisissures firent leur apparition autour d’elle. La peur revenait lui faire mal et la pousser plus loin. Elle vit des taches apparaitre et se répandre sur les parois qui l’entouraient et émerger du cratère qu’elle avait formé...Prume découvrait avec une certaine horreur que sa seule présence altérait ce qui l’entourait désormais...Était-ce pour cela que quelqu’un avait tenté de la tuer ? Avait on comprit ce qu’elle devenait et tenté de l’empêcher avant qu’il ne soit trop tard ? Elle ne saurait pas la réponse...Elle allait devoir vivre avec ce doute en plus.
Consciemment, elle était libre physiquement mais pas psychiquement. Mais inconsciemment, sa liberté, sa nature, affectait aussi son environnement...Était-ce être libre que d’altérer ce qui l’entourait en le faisant pourrir ? C’était une malédiction. Elle n’était plus rien qu’elle aurait qualifié d’humain. Elle qui n’avait voulu que cela, si peu à priori...
Avec la mort dans l’âme, Prume se rappela et comprit le devoir de fuir... Elle chercha un chemin et ne trouva que le vide, alors elle sauta... En fermant les yeux, affrontant la terreur de mourir, elle sentit le souffle de l’air, puis des chocs violents qui ne l’étourdissaient plus. Elle avait bien comprit que son corps humain n’était qu’une illusion, conçue pour se maintenir en toute circonstances, ce qui en faisait une chose insensible à tout dans ce délire où elle déambulait...Prume se demanda si elle y était aussi invincible, mais elle se décida à ne chercher ses nouvelles limites qu’une foi sortie du corps de la ville, une fois échappée de la terreur. Dans sa chute, elle finit par détruire une dernière structure et atterrir dans un secteur automatisé qui semblait fonctionner.
Prume se redressait et découvrait des couloirs de métaux bien assemblés et brillants. Elle ignorait où elle était, mais elle sentait de l’agitation qui s’approchait.
Elle était dans un couloir, alors elle se mit à courir. Elle réalisait que si elle avait quitté les réseaux normaux de la ville, elle était désormais comme une infection pour celle-ci. Une infection particulièrement dangereuse...Elle n’était plus affectée d’une maladie mais était une maladie, et ce renversement des rôles était loin de lui plaire. Elle ne pouvait plus s’apprécier normalement dans cet univers anormal.
Prume traversa quelques couloirs et salles remplies de machines dont elle ne parvenait pas à deviner même l’utilité. Même si rien ne l’agressait, elle courait, elle avait encore peur. Elle se sentait dangereuse, elle se sentait menacée ; elle ne le supportait pas. Elle avait peur des choses et de leur contraire...
Prume trouva une trappe et s’y précipita. Elle plongea dans le tunnel sous-jacent. Elle reprit sa course en respirant difficilement. Elle forçait ses muscles à travailler encore et continuait de fournir un effort physique intense. L’acide lactique se cumulait trop rapidement dans son corps faussement faible ou encore mal organisé et la paralysait bien rapidement. Elle n’y comprenait plus rien. Forte, faible, vivante, morte, normale, consciente, éveillée, humaine ?
Prume sentit la douleur qui s’échappait de ses muscles traverser son sang et se concentrer jusque dans sa gorge. Elle se contractait pendant que sa gorge se remplissait d’un liquide qu’elle cracha soudainement. Elle avait évacuée quelque chose d’acide, mais elle n’imaginait pas que ce puisse être cela...Pourtant, elle put reprendre sa course un peu plus sereinement. Elle venait d’évacuer tout ce que ses muscles avaient excrété en échange de leur fonctionnement surhumain...
Prume courait dans un égout à l’architecture plus étrange, probablement d’une autre époque, mais bientôt elle arrivait à une chute, une dernière chute. Elle sauta à nouveau, sans réfléchir. Elle se maintint en boule, fermant les yeux, et attendit. Quand les fracas furent terminés, elle se relevait et observait où elle avait atterrie. Elle était dans les décombres d’un tunnel. Au-dessus, un trou plus large qu’elle remontait dans l’obscurité sur une hauteur impossible à déterminer. Elle avait fait du dégât en tout cas...Se sentir fort ou rêver de toute puissance n’était peut-être pas désagréable en temps normal, mais dans le contexte dégueulasse où elle était, le plaisir était piteux.
Prume regarda autour d’elle et découvrit qu’il y avait des rails de train au sol...C’était la première fois qu’elle voyait des rails de sa vie. Elle comprenait rapidement que ceux-ci avaient dut servir lors de la fabrication de la ville, et donc qu’en les suivant, elle trouverait une sortie...Le tunnel lui-même était couvert de béton abimé et même fissuré. C’était extrêmement vieux et poussiéreux. L’air avait un parfum exotique indéfinissable. Un air qui avait stagné pendant peut-être un siècle, sans rien d’autre que quelques moisissures pour l’altérer...
Prume aurait fait le trajet en seulement quelques minutes si elle avait été à bord d’un train, mais ceux-ci étaient ailleurs, elle dut donc marcher durant des heures, de longues heures d’une angoisse plus calme mais permanente et lourde. Elle n’en pouvait plus. Elle sanglotait, demandant pardon à Elyne, à tout le monde. Elle allait sortir...
Après ces nombreuses heures d’une marche lente et incertaine, elle atteignit des hangars tout aussi obscurs et décrépits que le tunnel. Il n’y avait pas un son, tout était mort depuis des dizaines d’années...Elle était encore nue, maigre, et barbouillée d’une crasse dont ses cicatrices ressortaient parfois avec peine...En repensant à toutes les parois qu’elle avait traversée, tous les métaux qu’elle avait abimés, Prume se demanda à nouveau ce qu’elle était devenue...Etait-elle invincible ? Immortelle ? Elle n’en savait finalement rien...Elle savait juste qu’elle était seule et qu’elle avait mal...
Prume était seule au monde désormais. Tant que sa sœur ne la rejoindrait pas, elle souffrirait, comme elle là-haut, d’une solitude pénible, douloureuse...En sanglotant, épuisée à en mourir, corps et âme, elle s’appuya contre une porte épaisse et abimée, la forçant à s’ouvrir en grinçant. Des raies de lumières s’engouffrèrent là où elle était, l’éblouissant. Dehors, il faisait jour apparemment. Les ombres du cauchemar commençaient à s’étioler autour d’elle. Mais quelle réalité l’attendait ?
Prume sentit sa vue s’adapter à nouveau, et quand les raies lumineuses étaient seulement assez fortes pour éclairer le sol révélé et former une pénombre autour d’elle, Prume découvrit qu’elle quittait un monde des plus sombres.
Elle quittait les sous-bassement de la ville merveilleuse. Ses fondations anciennes, désertes, étaient plongées dans une obscurité presque éternelle. Cela contrastait bizarrement avec la belle surface de la ville, avec son éclairage public nocturne ; comme avec cette lumière venant de l’extérieur...
La liberté était-elle là ? Prume hésitait encore, sur le seuil de ce lourd portail. C’était si amer...Son corps n’était plus quelque chose en quoi elle avait confiance, et son esprit embrumé par le sang depuis le début de cauchemar n’était pas plus fiable...Pourtant, tous ces éléments terribles étaient peu de choses face à la tristesse qu’imposait ce départ...Elyne n’était plus avec elle désormais. Il faudrait l’attendre, seule face à l’angoissante liberté toute entière...
Prume traina les pieds dans la poussière et sortit.
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Six mois plus tard, quand Geder Morhens avait été mis en quarantaine, plusieurs jours allaient s’écouler sans que la situation ne s’éclaircisse vraiment.
Quelque chose en particulier restait incompréhensible. Plus que le carnage et la destruction presque totale du laboratoire. On pouvait désormais attribuer la plupart des explosions à certaines machines. Il restait une explosion d’origine indéterminée, la première.
Il y avait eu peu de morts dans les explosions, la plupart des victimes avaient été tuées par des coups avec une force herculéenne.
L’enquête sur les victimes de l’incident se terminait, mais le plus grand mystère n’était pas là. Ce qu’il restait de plus incompréhensible, c’était l'inconnue...
Un médecin avait été assigné pour l'examiner. Son examen fut assez rapide, la femme en question étant toujours inconsciente depuis sa découverte. Quand il ressortit de la chambre où elle était détenue, il se lava les mains et expliqua rapidement que sa conclusion était des plus simples.
Il était très improbable qu’elle soit la disparue. Pire, selon lui, si cette femme était humaine, elle ne venait pas de la ville.
Si elle n’était pas humaine, hypothèse qu’il considérait malheureusement plus vraisemblable, alors son savoir était très limité et les analyses faites devaient être prises avec beaucoup de recul...
Il fut contraint de retourner l’examiner pour détailler ses présomptions. Il s’exécuta et procéda à des examens plus poussés avec quelques assistants. Le dix-huit novembre, il rendit un rapport décrivant l’inconnue accompagné de sa démission. Ce qu’il avait constaté, et ce qu’il savait de l’accident dans le laboratoire du docteur Morhens lui intimaient de s’éloigner de cette affaire...Le haut gouvernement et le président du conseil scientifique découvrirent donc le rapport décrivant l’inconnue.
C'était, à première vue, une femme, âgée de trente à quarante ans. Sa peau était orangée, pèche clair, avec des contours marqués sur le visage et les articulations. Son visage était plutôt allongé.
Les yeux avaient une couleur violette sombre et étaient réactifs. Elle ne se réveillait pas mais réagissait normalement à tous les stimuli testés. Ses cheveux étaient naturellement gris cendré, extrêmement longs et épais. Sa capillarité commençait entre les yeux et remontait en pointe. Ses cheveux atteignaient pour la plupart la même taille qu’elle, qui serait vue plus loin. L’ensemble de ses cheveux devait peser plusieurs kilogrammes, et était probablement le record en ville. Ses sourcils, cils et poils étaient de la même couleur grise. Sa dentition était normale, plutôt saine, mais pas neuve. Son rythme cardiaque était de quarante-six battements par seconde et sa tension banale.
Si tout semblait encore normal jusque-là, la suite s’attardait sur les bizarreries qui abondaient chez elle. Sa langue était tranchée en deux pointes sur le bout. Si cela était chirurgicalement faisable très aisément, c’était un trait rarissime. De ses chevilles, des espèces de poils blanchâtres sortaient, tendus vers l'arrière et ressemblaient à des plumettes. Ces excroissances anormales étaient un amalgame indéterminable de poil, peau et ongle qui avaient dégénérés.
Sa silhouette était humaine, mais les muscles étaient agencés légèrement différemment de la normale sur son squelette. Certains muscles du dos étaient manquant et d’autres sur les épaules étaient mal agencés. Ses épaules étaient naturellement tirées vers l’arrière de façon excessive.
Enfin, ses pupilles étaient bien réactives, mais se rétractaient en ovales et non pas en cercle. Les pupilles dilatées étaient rondes, mais rétractées devenaient fines comme celle de beaucoup d’animaux.
La femme avait une taille de deux mètres et neuf centimètres. Elle pesait deux cent dix-sept kilogrammes, et sa silhouette étant banale, rien n’expliquait encore ce poids...
Ensuite, ses cornes étaient décrites...Celles-ci étaient des fibres formées par fusion de cheveux dans une gangue de kératine. Leur apparence le laissait supposer. Elles naissaient derrière les oreilles et se repliaient par trois fois sur cent soixante-cinq degrés environ. Leur longueur dépliée était de un mètre trente. Elles formaient de grandes lettres M majuscule avec chaque trait courbé dans le même sens. Les deux cornes étaient symétriques, souples et élastiques.
Quant aux analyses de sang et de l'acide désoxyribonucléique, ils n'étaient pas parvenus à les faire...S’il était possible de planter une seringue dans le corps de la créature, et d’aspirer son sang, cela se révélait étonnamment difficile. L’aiguille se bloquait dans des gangues pratiquement instantanément et les veines roulaient sous l’aiguille. Après des efforts pénibles, ils avaient réussi à lui extraire un peu de sang, mais les analyses biologiques n’avaient rien pu donner.
Les coupures, mêmes profondes, se refermaient derrière la lame. Le médecin décrivait l’expérience comme tenter de couper la surface d’un liquide. Elle se laissait entailler normalement, mais la peau se refermait derrière la lame, instantanément. Cette observation surnaturelle n’était que la partie visible de sa véritable nature. Le même processus avait affecté les tentatives de prise de sang.
Quant aux examens sanguins, biologiques et génomiques, les cellules prises dans la bouche et le sang ne permettaient aucune analyse car elles mourraient anormalement vite. Mises en culture, ces cellules comme d’autres de la peau ou d’ailleurs, mouraient tout aussi spontanément, au lieu de subsister et proliférer. Tout devenait boue primitive en quelques secondes.
Quelle que soit la provenance des cellules, aucune d’entre elles ne laissait son génome être observé correctement. Certaines mourraient vite, les autres moins, mais toutes plus rapidement que la normale et ne se laissaient pas cultiver. Ils lui avaient finalement enlevée un morceau de peau plus conséquent, qui s’était reformé instantanément.
En l'observant, ils virent le tissu se dégrader à grande vitesse. Les quelques cellules dont ils parvinrent à tirer une carte génomique avant leur nécrose, avaient mutées, et étaient toutes différentes...Les codes génétiques analysés, avaient cependant souvent un point commun. Ce n’était pas le nombre de chromosomes, variant de treize à cent soixante ; mais le nombre moyen de codons. Elle en avait presque autant qu'une amibe, à quelques deux milliards près ; mais cela faisait deux cent trente-trois fois plus que n'en avait un être humain... Si un humain avait autant de gènes qu’un asticot et moitié moins que le riz, cette apparence humaine cachait un génome étrangement complexe pour un organisme qui n’en nécessitait pas tant...Rien n’expliquait un tel patrimoine pour si peu de différences fondamentales avec un organisme humain.
Hors de son organisme, ses cellules périclitaient extraordinairement vite pourtant. Même les cheveux tombés ou coupés se dégradaient à une vitesse stupéfiante. Cela contrastait étrangement avec ses capacités de régénération inexplicables. Ou justement, cela montrait que chez elle, toute sa biologie existait avec une cinétique, un temps, très différent de celui normal. Une jeune chercheuse trouverait une explication possible à ce phénomène un peu plus tard.
Ensuite, le scanner qu’elle avait passé avait révélé une structure cérébrale répandue dans le corps, l’intégrité du système neural étant donc dispersée dans tous les membres. En revanche, tous les organes internes étaient humains et à leurs places respectives. Elle était bien une femme de ce point de vue-là, mais c’était presque devenu la chose étrange que tout paraisse normal.
Chacun de ses organes et tissus était parcouru en proportions variables de nerfs et vaisseaux sanguins, mais elle disposait d’un troisième réseau qui parcourait la globalité de son organisme. La structure cérébrale étrange était comme un réseau épais de tissus cérébraux, qui était répandu dans tout son corps, et était apparemment bien formé de neurones et cellules gliales. C’était un genre de second système nerveux, bien plus épais et massif.
Son corps en était rempli. La fonction de ces vaisseaux et canaux cérébraux, reliés au cerveau, était inconnue. Cela pouvait cependant augmenter théoriquement son volume cérébral de près de trente pour cent. Est-ce que cela modifiait vraiment son intelligence cependant ? Le cerveau de base étant une réplique normale de celui de n’importe quel humain, ils ne pouvaient juger son intellect tant qu’elle serait inconsciente. Les analyses électro encéphaliques ne révélaient rien d’extraordinaire et décrivaient un état de sommeil profond. Elle n’avait pas été réveillée, malgré les examens et le bruit environnant, avait correctement enchainé les étapes du cycle du sommeil à plusieurs reprises durant les jours qui passaient.
Elle avait rêvée, plusieurs fois, mais rien n’avait pu être extirpé de ses pensées, autrement que des détails. En fonction des signaux, ils étaient seulement en mesure de dire qu’elle avait probablement rêvée d’événements passés la concernant, et éprouvée de la tristesse ou de la colère... Rien n’était sûr. En tout cas, elle ne semblait pas vouloir se réveiller.
Concernant ce détail, le médecin en charge considérait l’hypothèse du trouble hormonal empêchant le réveil encore prématurée. L’organisme fonctionnait avec des similitudes évidentes envers n’importe quel humain, mais ses différences forçaient à considérer chaque fait avec prudence. Il n’était pas certain qu’un si long sommeil soit anormal pour elle.
L’étude de sa dentition semblait pourtant coïncider avec celle d’Elyne. Les similitudes étaient nettes, mais rien ne pouvait encore être affirmé. Le squelette tout entier était différent.
En attendant qu’elle se réveille, et probablement qu’elle se nourrisse autrement que par tube, qu’allaient-ils faire de cette créature qui n'avait de femme que l’apparence ?
Sans confirmation de l’identité possible, ils la nommèrent Pantadôra. Cela car son corps contenait des secrets dont l'humanité rêvait depuis des millénaires, avec tout ce que cela pouvait impliquer. Un génome sans trace de vieillesse, un pouvoir de régénération surnaturel... Cette créature était soit une aubaine inespérée pour l'humanité, soit son plus grand prédateur...
Le gouvernement, le comité scientifique et les dirigeants du ministère de la Santé se divisèrent en deux camps. Ceux qui voulaient ouvrir Pantadôra pour en extraire ses secrets et pouvoirs, et ceux qui voulaient la détruire.
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Le lendemain, une chercheuse invitée du conseil scientifique eut une intuition et amena un appareil conçu par le docteur Morhens dans l’hôpital où Pantadôra était retenue. Elle voulait mesurer le taux de T.I contenu dans le corps. L’appareil grésillait normalement sur le chemin. Quand elle l’accola à un bras de l’endormie, l’appareil satura.
Certaines théories du docteur Morhens avaient relié le potentiel de la T.I à l’écoulement du temps. Il avait vu dans sa particule la deuxième dimension du temps, et expliqué des possibles transferts entre l’écoulement du temps réel, et celui imaginaire, le T.I. De tels transferts entre les dimensions du temps expliquaient certains effets de la T.I sur la physique.
Les capacités biologiques de l’étrangère à se régénérer à une vitesse surnaturelle, ou se décomposer à même vitesse pouvaient être vues comme une application par un organisme vivant de cette théorie...C’était peut-être une application très dense à échelle macroscopique de principes théorisés par Geder à l’échelle quantique. Son taux de T.I anormal imprégnant ses cellules pouvait faire évoluer son organisme tout entier dans une échelle temporelle complètement surréaliste.
Cette chercheuse avait suivie de près les expériences du docteur toujours détenu ailleurs. Elle connaissait les taux normaux de la T.I ambiante, et ceux atteints par les expérimentations passées. Le taux de T.I contenu dans Pantadôra était au moins seize mille fois supérieur à la normale, au-delà des taux détectables par les appareils...Mais plus surprenant pour cette chercheuse, l’ensemble était peut-être stable ? Ce qu’elle connaissait de la T.I l’avait toujours vue décrite comme un gaz dans son comportement, rendant improbable que de telles densités localisées dans l’espace soient stable dans le temps, même si le temps était rendu flexible.
Elle émit l’hypothèse que le poids anormal était certainement lié à cette quantité extraordinaire de T.I contenue en elle. Elle savait que si les recherches du docteur Morhens s’étaient concentrées sur l’allègement de la matière, l’influence la plus extraordinaire, l’inverse était tout aussi possible pourtant. Les masses pouvaient augmenter artificiellement.
La densité de T.I avait peut-être du poids à ce stade ?
Le docteur Morhens fut interrogé, mais il n’avait rien d’utile à avancer. Il n’était pas biologiste...Il prétendit ne rien savoir de l’inconnue. Il ne reconnaissait pas la personne qu’on lui présentait et ne mentait pas en disant ne pas savoir ce qu’elle était.
S’il était admis qu’il était le premier expert en T.I, ses effets sur l’humain n’avaient pour ainsi dire commencés qu’avec cet accident. Pour la première fois, il n’avançait aucune théorie et prétendait n’avoir aucune idée pour expliquer ce que les choses étaient.
Quand on lui montra une photo du visage, il put seulement dire qu’elle ressemblait beaucoup à la cobaye, à cause des cheveux descendant sur le front. Geder gardait la mine basse de quelqu’un qui ne réalise pas bien ce qu’il lui est arrivé, mais il esquissa un début de sourire quand il entendu le nom qu’avait reçue l’inconnue.
Geder les laissait se débrouiller avec la créature qu’il avait invoquée ou fabriquée...Il ne leur avait pas révélé une information cruciale qu’il détenait vis-à-vis de leur problème, à savoir qu’il avait vu la cobaye montrer quelque chose de biologiquement inconcevable avant même l’expérience...
Le groupe au courant de Pantadôra hésita aussi sur le devenir du docteur Morhens. L’idée de le dépouiller, le ruiner, l’humilier et le rabaisser fut sérieusement envisagée. Mais au final, bien que responsable indirectement de nombreuses morts, tout avait été accidentel et manifestement impossible à prévoir. Il n’était pas beaucoup plus coupable qu’un autre face à une catastrophe naturelle. Personne n’aurait pu prédire ce qui était arrivé.
En revanche il était clairement justifié qu’il en porte toute la responsabilité. Il était temps de se débarrasser de lui.
Jugé responsable de cette catastrophe et d’avoir créé les conditions rendant possible celle-ci, Geder fut radié à vie de l’ordre scientifique et ses titres lui furent repris. Il perdait tout ce qu’il avait gagné, ses travaux furent transférées, il perdait tous ses droits de recherche et toute reconnaissance de ses travaux passés. Il perdait son travail et le droit de jamais retravailler dans les sciences ni même d’évoquer ses travaux passés. Il perdait tout ce qu’il n’avait jamais pu gagner...Mais il était laissé libre...
Le matin du vingt novembre, Geder Morhens, simple civil n’ayant plus le droit de porter de blouse blanche ailleurs que chez lui, fut relâché dans la rue.
Il ne s’était pas attendu à être laissé libre si rapidement. Quelques personnes arrivaient devant l’hôpital, demandant à voir le docteur Morhens dans une ambiance houleuse. Probablement des familles des victimes. Il avait été rasé pour ses soins et ne ressemblait plus à l’image connue de lui-même. Les quelques badauds, amis ou ennemis qui guettaient sa sortie ne le reconnurent pas lorsqu’il les croisa. Rasé et coiffé banalement, sans blouse ni lunettes, il n’était plus qu’un homme entre deux âges, sans trait distinctif significatif. Il croisa leur chemin et s’en alla.
Il n’était plus personne.
Le docteur Morhens ayant disparu, il rentra chez lui calmement, sans réagir ni manifester d’énervement. Il n’avait montré aucune colère depuis qu’il avait été récupéré dans les ruines du laboratoire. Il marcha tranquillement sous ce froid hivernal un peu plus mordant qu’à l’accoutumée.
La porte de sa maison, toujours ouverte, se referma sur un homme qui semblait perdu aux yeux de tous. Le conseil scientifique l’imaginait mourir très rapidement...Ils l’avaient enfin eu. Pourtant, une fois enfermé chez lui, il se précipita pour noter quelques nombres et informations qu’il avait gardées en tête durant tout ce temps.
Il se remit à travailler, à nouveau seul, et probablement sur un projet qui ne nécessitait pas de laboratoire. Geder dessinait des schémas d’architecture du plateau rocheux sur laquelle la ville était incrustée, et des souterrains d’une autre époque qui y résidaient.
Sa vie n’était pas terminée.
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Néphéline supportait sa solitude tant bien que mal. Sa vie était triste, elle ne se voilait pas cela. Quelques jours étaient passés depuis la disparition d’Elyne. Elle avait entendu succinctement parler de la catastrophe dans un centre de recherche mais n’avait pas fait le lien.
Elle irait probablement voir Éloïse un prochain jour, lorsque ce rhume qu’elle trainait serait passé. Cela l’aiderait à broyer un peu moins du noir.
Ce matin-là, Néphéline sentait quelque chose d’inhabituel dans l’air glacé. Un calme comme si le vent tombait. Et très soudainement, le glas sonna.
Elle subissait soudainement une nausée terrible, sentant le poids d’une aura abominable couvrir la ville. Elle n’était à l’abri de cette sensation violente nulle part, et la claustrophobie devenait permanente. Quelque chose d’innommable venait de noyer la ville toute entière et elle asphyxiait.
Elle ne savait pas ce qui était en train de se passer ailleurs, mais elle sentait dans toute sa chair que la tempête traversait les matières et se répandait. Tout ce qu’elle était se retrouvait au bord de l’anéantissement...
Une sensation capable de rendre fou n’importe qui émanait de l’air lui-même. Néphéline allait vivre la journée la plus pénible de sa vie, avec l’impression d’être torturée en permanence. Le monde s’était mis à hurler à ses oreilles, sans arrêt, pendant que tout l’éblouissait douloureusement.
Elle hallucinait, elle pouvait voir des spectres au détour de chaque couloir de sa maison, entendre Prume dans chaque grincement que le brouhaha omniprésent ne couvrait pas.
Néphéline s’effondra très rapidement, incapable de supporter quelque chose d’incompréhensible qu’elle semblait être la seule à ressentir en ville. Avant de perdre connaissance, elle ne voyait plus que du violet au loin dans l’obscurité.
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