Recto - partie 1
Sur les milliers de familles qui vécurent leurs vies entières sur la ville, toutes filaient un parfait petit paradis...
En l'an moins 23 ; le quatorze septembre, naissait une petite fille dans cette ville. Éloïse Gains. Sa mère Alicenne, de constitution faible, avait dut être assistée médicalement pour pouvoir concevoir et enfanter. Elle en mourut au début de l'année suivante, sans profiter de ce que sa fille allait devenir.
Durant les vingt-deux ans durant lesquels Yun allait encore vivre, une fois devenu père d'Éloïse, il vécut pour elle, et lui apporta tout ce que sa défunte épouse lui aurait apportée.
La petite enfant grandit admirablement bien, toujours joyeuse. Elle respirait et transpirait le bonheur. Elle alla à l’école dans sa jeunesse, de la maternelle à l’école primaire puis du primaire au collège ; elle continua d'être bonne élève au lycée, puis termina à l’université. Pas très attirée par les activités physiques, les couleurs qu'elle pouvait façonner entre ses doigts par la peinture la fascinèrent.
Les années passant elle acquérais une belle maturité, tout en conservant sa jovialité presque naturelle. Éloïse aimait profondément peindre. Peindre des gens, peindre des paysages ; même la mer de nuages. La jeune femme était une artiste dans l'âme. Elle était dans la ville rêvée pour cela, elle pouvait s'exalter.
Elle n’avait pas connu sa mère, et son père la quittant durant sa vingt et unième année, Éloïse n'ayant pas eu d'autre famille, se retrouva seule. Plus que sa tristesse, elle découvrit surtout la solitude. Son père mort avec le sourire, sachant sa fille saine et heureuse, ne lui manqua pas longtemps. Mais un vide affectif différent demandait à être comblé à partir de là.
Elle se sentait à l’aise dans le monde de la culture, de l’apprentissage et de l’éveil des arts. Ainsi, dès la fin de ses études incertaines, elle devenait enseignante d'art en maternelle, commençant alors sa vraie vie.
Le jour où elle crut sentir une petite secousse, quelques jours plus tard, elle apprenait que le calendrier revenait à zéro, car le dernier humain de la Terre s’était éteint. Elle n’y prêta que très peu d'attention, son travail et son art la passionnant considérablement plus.
Son travail était d’éveiller des enfants au monde, et en particulier aux couleurs, et l’effectuait avec un plaisir non dissimulé. Elle était heureuse.
Chaque année, il y avait une photo de classe dans le parc proche de cette école, ensuite, Éloïse comptait en faire une peinture qu’elle accrocherait dans la classe.
Cette année zéro, en partie grâce à cette peinture qu'elle exécutait sereinement sur son temps libre en classe ; elle sympathisa avec le père célibataire d’un de ses élèves. Celui-ci appréciait la peinture, et avait une approche philosophique de la peinture similaire à la sienne. Il devint son premier amant. Ils se retrouvèrent à quelques reprises durant quelques mois, mais leur relation ne se prolongea pas. Ils ne se manquèrent pas et ne se revirent pas l’année suivante.
L’an un accueillit dans l’école maternelle et primaire où Éloïse travaillait un nouveau bibliothécaire ; l’ancien ayant décidé de devenir ce que l'on appelait encore plombier. Éloïse fut séduite par le jeune homme blond et bien candide ; et le séduisit à son tour, mais de façon plus cavalière. Elle parvint à ses fins, faisant de lui son deuxième amant. Même s'ils s'aimèrent bien quelques temps, à la fin de l'année, il la quittait pour s'éprendre d'une autre femme. Ce fut sans la moindre méchanceté, mais Éloïse restait déçue de le voir partir avec une plus jolie femme, qui faisait de la natation plutôt que de la peinture.
Son troisième amant fut un peintre qu’elle rencontra à une exposition, mais celui-ci ne s’intéressait finalement que trop peux à elle et Éloïse le quitta. C’était la fin de l’an trois.
Elle passa alors plusieurs années seule, ne s’occupant plus que de sa peinture et de son travail. Fille unique et sans famille, sa maison était bien grande pour elle seule. Son manque de compagnie aller durer jusqu'à la fin de l'an dix. Durant ces années, elle avait progressivement quitté la classe de maternelle, pour rejoindre le cycle primaire. Elle retrouvait certains un de ses anciens élèves. Cet aspect, ce suivit de certains enfants lui était agréable. L'idée d'avoir un enfant à elle commençait à germer, se concevoir et s'apprécier.
Éloïse passait enseignante en première année de lycée quand un événement fit murir l'idée en elle. Un jour, un médecin scolaire était venu faire un exposé de prévention et d'explication sur les grossesses. Cela était dut à cause d’un incident survenu quelques jours plus tôt ; à savoir qu’une lycéenne s’était sentie mal et que le diagnostic avait révélé qu’elle était enceinte. Éloïse se sentait encore bien seule, et cela l'incita à réfléchir à l'idée d'avoir un enfant. La maturation de l'idée arriva à terme, et la conclusion s'afficha sans doute rémanent à son esprit ; elle voulait un enfant. Ce processus d'accompagnement qu'elle avait un peu fait avec ses élèves sur quelques années, elle voulait le faire pleinement, aussi longtemps que son futur enfant en aurait besoin et le voudrait. Mais avant de prévoir l'avenir, elle s'attarda sur le présent, et les étapes nécessaires à accomplir pour devenir mère.
Comme elle allait sur ses trente-deux ans et se savait peu robuste, elle commença par en parler avec le médecin intervenant ce jour-là. L'homme lui conseilla d’aller passer une batterie de tests dans un hôpital voisin. Cela afin de déterminer s'il lui était possible d’avoir une grossesse, sans risques excessifs pour elle ou l’enfant. Éloïse se présenta donc à l’hôpital quelques jours plus tard. Elle accepta de passer la série de tests la plus complète, qui lui apprendrait aussi quel était son état physique général. L’ensemble des examens dura deux jours entiers ; allant de reconnaître des formes, différencier des sons, des odeurs et des goûts à la course d’endurance sur tapis roulant. L’ensemble n’oubliait pas les grands classiques ; analyse complète de sang, de génome ; de ses rythmes cardiaque et respiratoires. Elle fit également un scanner complet.
Une fois ses quelques dix-sept heures d’examens accomplis, elle rejoignit péniblement à son domicile, et rentra exténuée. Elle rejoignit donc prestement son lit douillet, où elle put s’endormit particulièrement vite. Elle venait d'entreprendre les premiers travaux pour devenir mère, elle en était satisfaite.
Les résultats devaient arriver le surlendemain dans son maigre courrier de femme célibataire. Le jour suivant les examens ayant déjà été prévu pour le repos ; Éloïse s'y adonna sans hésiter. Elle passa la journée sur son canapé à lire et regarder la télévision. Elle n'était pas inquiète, elle se sentait confiante. Elle avait confiance en elle, et en ce que les examens passés allaient lui apprendre. Le lendemain, elle reçut comme promit une lettre de l’hôpital, contenant des feuilles de résultats auxquelles elle ne comprit rien et une proposition de rendez-vous avec un médecin pour décrypter ces informations.
Elle appela pour confirmer le rendez-vous et y alla en début de soirée du même jour. Le médecin était celui qu’elle avait rencontré au collège, et il se rappelait d'elle. Il se montra courtois et précis durant l’explication des détails comme l’accueil. Une fois assis, ils discutèrent de ses examens médicaux. Le sol du bureau était une sorte de moquette ou de mousse épaisse de couleur rouge sombre qui contrastait plutôt bien avec les murs blancs et le mobilier en bois. Éloïse laissait son regard vagabonder comme une enfant distraite, tant que la discussion n'atteignait pas le sujet qui pouvait l'intéresser. Le médecin était derrière son large bureau encombré de divers breloques et gadgets inutiles. La majorité d’entre eux servaient de presse-papiers à des piles de parfois plusieurs centaines de feuilles multicolores. Elle hésitait à classer l’ensemble du bureau entre ordonné et mal rangé. Le mobilier et les accessoires n'intéressèrent bientôt plus Éloïse qui reposa ses yeux bleus nuit sur les feuilles de résultats que le médecin lisait et commentait en hochant la tête. Finalement il leva la tête et commença la réelle traduction des parchemins étranges.
- Mademoiselle Gains, ces pages donnent les résultats de vos examens sur les plans physique et mental en général. L’ensemble est excellent. Tous vos composants sanguins sont bons, votre capacité cardiaque est bonne, la pression artérielle est légèrement faible mais rien d’inquiétant. Votre cerveau se porte bien aussi, certains tissus de l’hémisphère gauche ont vieilli un peu vite mais cela ne présente encore aucun danger. Vous risquez de présenter des signes de vieillissement un peu plus vite que la moyenne, mais apparemment tout va bien. Voyons la suite...
Le médecin lisait une autre feuille, son regard s’y promena et il laissa échapper un - oh...peu réconfortant pour Éloïse. Il posa les feuilles, croisa ses mains et reprit avec une voix qui se voulait rassurante.
- Il ne vous sera malheureusement pas possible d’avoir un enfant de façon normale.
Élo- Mais pourquoi ?
Éloïse était touchée par cette révélation. Il chercha une façon simple d'expliquer.
- Votre développement hormonal a été tardif il semblerait. Il s’est en quelque sorte mal réglé à votre organisme. Pour en venir au fait, votre corps produit normalement les ovules, mais ceux-ci sont éliminés en seulement quelques heures, ce qui vous rend inféconde par des moyens normaux, enfin naturels.
Élo- Comment dois-je faire alors ?
Éloïse commençait à être atteinte par l’idée qu’elle puisse être stérile. Elle soupira un instant. Le médecin observa son attitude en réfléchissant à ce qu'il allait lui expliquer. Les possibilités qui lui restaient pour avoir un enfant.
- Par insémination artificielle cela serait probablement possible. Comme la constitution de vos ovules est fragile, il sera difficile de les maintenir en bon état le temps de les féconder, mais cela ne sera pas impossible. On peut espérer qu’une fois une cellule œuf formée, vous puissiez l’accueillir sans problèmes.
Élo- Je dois donc me faire opérer donc ?
- Il n'y aura pas besoin que l'on vous ouvre le ventre. Mais cela me semble être la meilleure solution. Sachez que votre corps ne semble présenter aucun risque à recevoir un embryon pour que vous ayez une grossesse. Le seul danger est que l’insémination échoue, dans quel cas vous pourrez réessayer à plusieurs reprises jusqu'à la ménopause et même encore un peu après. Dans le pire des cas, vous pourrez envisager d'autres méthodes dans quelques années.
Éloïse réfléchissait, elle avait peur de voir les opérations échouer mais était certaine de ce qu'elle désirait. Si essayer cette méthode qu'elle n'avait pas vraiment saisie pouvait exaucer son souhait, sans représenter de danger, elle voulait tenter.
- Vous devriez prendre le temps d’y réfléchir.
Élo- Pas besoin d’y réfléchir, je vais le faire. Si c’est bien la meilleure méthode à tenter aujourd’hui, alors allons-y.
Le médecin l’observa avec un peu plus d’attention.
- Vous êtes sûre ? Ne vous brusquez pas.
Éloïse vit un sourire amusé et confiant, un peu asymétrique, se dessiner sur son visage comme seule réponse. L’amusement fut partagé.
- Très bien, dans ce cas cela pourra commencer assez rapidement. Ah, juste une question, qui serait le donneur de sperme ? Je lisais sur vos données que vous n'êtes pas mariée et vivez seule. Est-ce que vous avez quelqu'un pour devenir le père ? Ou peut-être préférez-vous avoir recours à un don ?
Éloïse ne semblait pas avoir réfléchit à ce détail. Elle passa l'instant de silence à y réfléchir, mais la réponse lui vint naturellement.
Élo- Je n’ai pas de compagnon ni l’intention de me marier, donc je devrais prendre un don ?
- Aucun problème. Vous pouvez même être votre propre donatrice si vous le souhaitez.
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L’étonnement se lisait sur son visage. Qu'elle soit la mère et en quelque sorte le père de l'embryon, de l'enfant qu'elle aurait, elle comprenait mal comment cela était possible.
Le médecin amusé par l'expression surprise de la femme assise face à lui se mit à sourire et reprit.
- Il est possible de féconder un ovule avec le noyau d’un autre ovule. Il faut savoir que dans ce cas l’enfant sera forcément une fille cependant.
Élo- Mais... Ce n’est pas un clone ?
- Non, vous cloner serait mettre le noyau d'une de vos cellules et donc votre code génétique dans l’œuf. Là l’enfant aurait le même génome que vous. Même si c’est possible, personne ne le fait car l'enfant naitrait avec un code génétique déjà âgé. De plus de trente ans dans votre cas, cela lui vaudrait de sérieux problèmes de santé.
Le médecin poussa d'un geste de la main ce qu'il devait voir devant lui comme cette dernière explication, qui n'était pas utile pour sa patiente.
- Cette parthénogenèse humaine produit des embryons qui ont quelques similitudes avec des clones, mais ce sont bien des concepts différents et des meilleurs résultats. Il y a un peu de brassage de l’expression génétique dans cette opération, mais il est évidement limité à ce que le génome de la mère possède. Votre fille vous ressemblera donc très fortement physiquement, mais sans complications à craindre ultérieurement. Les principaux risques dans cette méthode sont de perpétuer des faiblesses génétiques, et plus simplement que l'embryogénèse ne rate. Ce n'est pas propre à la parthénogenèse, mais un peu plus élevé dans ce cas.
Élo- Donc... Ce serait forcément une fille ?
Éloïse n'avait pas cherchée à tout comprendre de ce qu'il lui racontait. Il simplifia sa réponse.
- Oui, ce sont les spermatozoïdes qui déterminent le sexe. Avec seulement des ovules, se sera forcément une fille.
Éloïse songea quelques instants. Elle préférait avoir un enfant seule plutôt qu’à l’aide d’un inconnu, qui ne l’aurait peut-être pas aimé, ni même voulu un enfant. L’avantage de cette méthode reproductive, ou son inconvénient, c’était la sélection très réduite du matériel génétique, à celui propre à elle-même. Éloïse se demandait si ce n’était pas un genre d’égoïsme que de choisir cela, mais l’idée l’attirait très fortement. Elle craignait en revanche que sa fille n'ait des problèmes à cause de ce choix.
Élo- L’enfant n’aurait bien aucun risque de maladies graves ?
- Pas plus qu’un autre...Mais ne vous précipitez pas.
Éloïse regarda autour d’elle durant quelques secondes de silence. Le choix lui semblait simplissime.
Élo- Je suis d'accord. J’ai pris ma décision, je veux tenter cette méthode.
Le médecin observa son attitude. Éloïse se tenait bien, elle ne tremblait pas, elle souriait en regardant devant elle. Elle était sûre de son choix.
Il sourit à son tour, prêt à approuver sa décision.
- Et bien c’est parti Mademoiselle Gains. Je vous prépare un rendez-vous avec le service qui se chargera de vous suivre dans cette démarche. Vous n’aurez qu’à m’appeler si vous avez besoin d’en rediscuter ou de décaler le rendez-vous. Je vous contacterai dès qu’une date sera fixée.
Ils se levèrent et allèrent vers la sortie. Éloïse était encore plus intéressée par la moquette originale du bureau que par les politesses qui allaient être échangées. Un bébé pourrait se promener sur un sol comme celui-là comme s'il s'agissait d'une couverture, sans doute.
Ils s’échangèrent les politesses usuelles et Éloïse s’en alla, du baume au cœur.
Éloïse rentra chez elle soulagée. Bientôt, elle aurait certainement son enfant. Et comme il était certain que ce serait une fille, elle pouvait commencer à réfléchir à ce prénom qu’elle allait lui offrir, pour l'accompagner durant toute la vie qui allait bientôt s'esquisser...
En cet hiver de janvier de l'an dix, Éloïse vit son rendez-vous pour le début des opérations seulement quelques jours après cet entretient où la décision avait été prise. Toujours au même hôpital qu'elle allait finir par connaître aussi bien que son lieu de travail, elle se présenta avec le même tempérament enjoué qui était dans son naturel. Là où la lycéenne qui était tombée enceinte quelques temps plus tôt avait décidé de se faire avorter, Éloïse s'en allait faire le contraire.
Elle découvrait un tempérament naturellement jovial différent d'avant avec l’idée de devenir mère. Un sentiment plus reposé, et bien qu'il semblait dégager moins d'énergie, moins de feu, Éloïse se sentait plus forte qu'avant avec celui-là.
Ses élèves pouvaient remarquer sa joie nouvelle, sans parvenir à l’expliquer. Son entourage trouvait souvent étrange que la femme sûre et confiante qu'elle était, soit encore demoiselle ; et donc célibataire, mais seuls quelques adultes osaient lui en demander la raison. Éloïse souriait toujours plus alors, amusée par les questions que les évidences conventionnelles pouvaient apporter avec une certaine naïveté à ses oreilles.
Pour elle, l'union ou même la compagnie intime, c'était partager sa vie avec la personne que l’on aime suffisamment pour le vouloir sincèrement. Elle n’avait tout simplement pas trouvée une telle personne. Et plus important depuis peu ; Éloïse n'en éprouvait ni le besoin, ni l’ardent désir de recherche. Elle était heureuse avec son travail et sa peinture ; et bientôt, plus que tout, l’idée de devenir mère. Une réalité qui s'agrégeait dans ses actes, ses paroles, tout autour d'elle, et allait bientôt se concentrer quelque part dans son ventre. Une réalité proche qui lui apportait plus qu'elle ne l'aurait jamais soupçonnée autrefois, à l'en illuminer.
Avec les réponses qu'elle apportait, ceux qui les avaient obtenus repartaient généralement légèrement troublés par la personnalité débordante de confiance d'Éloïse. Et parfois ils repartaient un petit peu penauds.
Arrivant enfin le jour de la première opération. Comme pour une opération chirurgicale classique, elle fut alitée, mise à jeun, puis anesthésiée.
Seuls les aides-soignants étaient dans la salle d’opération, les chirurgiens étaient encastrés dans des machines complexes leur donnant des aspects parasitaires, monstrueux ; mais d'une précision et d'un savoir-faire fabuleux. Derrières divers écrans et système de contrôles variés, ils opéraient quelque chose qui aurait pu devenir routine, mais était d'un niveau de technologie devenu inconcevable pour une seule vie ; d'un niveau de culture inégalé dans l'histoire. Mais les miracles de l'humanité étaient devenus trop banals dans cette ville, pour que les habitants ne les apprécient plus...
En théorie, il n’y avait même plus besoin qu’elle ne soit touchée par une main humaine. La mécanique robotisée devait récupérer en douceur quelques ovocytes, futurs ovules, sans que l’organisme assoupit ne remarque quoi que ce soit. Et ce fut le cas en quelques courtes dizaines de minutes ; l’opération fut un succès, l’appareil avait délicatement récupéré une demi-douzaine d'ovocytes en Éloïse. Les aides-soignants ramenèrent Éloïse à sa chambre pendant que les bras mécaniques des chirurgiens mettaient les récoltes en culture dans un milieu et une étuve appropriée.
Il restait juste à espérer que le milieu en question allait suffire à prévenir la dégradation des ovules comme cela était naturellement le cas à l’intérieur d'Éloïse...
Quand elle se réveilla, le médecin qui l’avait conseillée était à côté et regardait sa montre. Éloïse découvrait une chambre couverte de blanc, du plafond aux murs... Une chambre trop insipide, même si cette couleur était plus adéquate pour la préservation de l'hygiène du lieu. Elle se redressa. L'homme rebaissa son bras et fit une mimique d'admiration en levant les sourcils et avançant son menton. Il se retourna vers elle, souriant.
- Vous êtes pile à l’heure...
Élo- L’heure ?
- Il est vingt heures ; l'effet du sédatif devait durer plus ou moins jusqu'à maintenant.
Élo- L’opération ?
- Aucuns souci à vous faire ; tout c’est bien passée. L’équipe médicale va s’occuper de former les cellules œufs. Vous aurez quelques gélules à prendre pendant deux semaines et vous pourrez avoir votre fille...
Éloïse rentra chez elle avec la boîte de gélules de correction hormonale. Elle s’appliqua rigoureusement à suivre ce traitement sans se poser la moindre question. Elle prévint le lycée où elle enseignait encore la peinture et les arts plastique qu’elle prendrait très prochainement un congé de maternité.
On lui souhaitait tout le bonheur possible pour sa grossesse et le futur. L'équipe enseignante, comme tout le monde par ailleurs, était solidaire, altruiste et fraternelle envers leur amie.
Ces deux semaines furent parmi les plus longues de sa vie. Elle découvrait l’impatience, s'agaçant un peu que le temps passe. Éloïse fit un rêve étrange une de ces nuits. Elle ne parvint pas à se rappeler ce qui s’y était passé mais avait conservé une sensation de malaise crispante, comme un mauvais présage. Elle mit cette sensation désagréable sur les effets secondaires du traitement, qui modifiait ses sensibilités quelque peu. Ses goûts étaient légèrement changés, et plus gênant, ses perceptions des couleurs dans les mélanges.
Mais malgré tous ses efforts pour ralentir, le temps fini par laisser la future mère atteindre la date fatidique de l’insémination.
Après un passage qui lui rappela son précédent passage. Comme la fois précédente, on l’alita et l’anesthésia complètement. Ce fut durant son sommeil que l'opération fut différente. Pendant qu'elle était inconsciente, tous les germes viables, toutes les cellules œufs produites à partir de ses ovules lui furent transplantées, il y en avait trois. Éloïse se retrouvait enfin enceinte. L'un des embryons allait vivre.
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Éloïse ne se réveilla pas à l’heure cette fois-ci. Les heures passant, une inquiétude commençait même à se faire sentir dans environnement proche de la femme comme endormie. L’anesthésiste eut à démontrer qu’il n’avait pas forcé la dose. La nuit tombait, et elle aurait dut pouvoir rentrer dîner chez elle bien des heures plus tôt. Elle dormait, mais tout s'était bien passé. Elle allait bien.
Éloïse se réveilla le lendemain, légèrement à l’ouest. Elle avait les sens et la conscience un peu embrouillés. Elle avait un peu de mal à s'exprimer. L’hôpital, en la personne de son nouveau médecin, décida de la garder encore une journée en observation. Il n'allait pas renvoyer chez elle une femme célibataire dans cet état.
Cette longue nuit aurait dut être sans rêves, mais Éloïse avait gardé ce matin-là quelque chose qu'elle n'aurait pas dut. Une sensation de mal être étrange. Un souvenir vague, trop vague, et informe, mais c'était quelque chose d'obsédant, qui opprimait la raison pour envahir l'esprit. Quelque chose qui rappelait des aspects oubliés, très très lointains... D'un passé, ou d'une nature assoupie.
Éloïse avait gardée quelque chose de cette nuit. Elle ne l'associait pas au fait de commencer à être enceinte ; ce rêve obscur, c'était autre chose... Une chose qui pouvait risquer d'absorber son attention si elle se mettait à déprimer, si elle n'avait rien d'autre sur quoi se concentrer.
Malgré ce que lui conseillait son entourage avisé, elle n’oublia pourtant pas entièrement qu’elle avait dû avoir un mauvais rêve insignifiant. Quand elle avait retrouvé ses esprits et ses facultés, elle semblait continuer de s’inquiéter. Les médecins, désormais plusieurs à son chevet, mettaient ces désagréments sur le compte du correctif hormonal qu’elle avait dû prendre pour assister la nidation des embryons. Un argument qui fut plus intéressant lui fut apporté en faveur de l'oubli de cette sensation désagréable inconnue. Ils lui rappelèrent qu’il valait mieux pour sa grossesse qu’elle ne s’inquiète pas excessivement ; le stress ne pouvait qu'être négatif.
Ses craintes se révélèrent de toute façon vite inutiles et infondées ; tout se passait à merveille, on le lui confirmait. Éloïse parvint à se détendre et se reposa à l’hôpital quelques jours. A l’intérieur, deux des œufs avaient disparus ; le troisième s’était bien installé et devenait un fœtus.
Quand Éloïse rentra chez elle, elle savait juste que sa fille commençait bien sa formation. Elle était satisfaite, et la crainte du premier jour s'était estompée. Elle prêtait son corps à un petit être qu'elle allait chérir sans hésiter désormais. Bien qu'il lui reste neuf mois à attendre, Éloïse avait oublié le sentiment d'impatience. Probablement parce que ce qu'elle avait souhaitée était bien en elle dorénavant. Sa fille naitrait dans le dernier trimestre de l’an dix de la ville merveilleuse...
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Les derniers examens passés, Éloïse prit son congé et passa une grande part de son temps à préparer la venue de sa fille. Elle réaménagea une de ses chambres de l'étage pour le bébé quand elle n'aurait plus besoin de dormir avec lui. Elle commençait déjà à s'organiser pour l'enfance de la fille. Elle en profita pour réorganiser tout sa maison. Régulièrement, son médecin l'invita à se présenter pour vérifier le bon développement du fœtus, mais Éloïse ne prenait jamais le temps de donner suite à ses demandes qu'elle jugeait simplement futiles.
Elle continua sa vie habituelle, conservant sa bonne humeur, sans en modifier le rythme. Les jours passaient, les semaines et les mois se faisant avec une douceur inattendue. L'échéance approchant, le ventre d'Éloïse avait pris une taille relativement impressionnante quand on avait connu sa finesse d’autrefois, celle qu’elle recouvrirait quelques mois plus tard. Durant l’une de ces journées des derniers mois où elle ne pouvait plus voir ses pieds en marchant, elle finit par céder aux pleurs et conjurations des médecins qui tenaient à vérifier le développement de la fille depuis déjà bien longtemps. L’examen lui révéla, comme elle s’y attendait, que tout allait bien ; mais également la plus grande surprise de sa vie.
Ce n’était bien sûr pas un garçon qu’elle allait mettre au monde ; mais en réalité deux filles. Des jumelles monozygotes. C’était deux filles qui sortiraient de son ventre. Éloïse eu le souffle écourté par la nouvelle et eu du mal à s’en remettre. Elle prit un moment de repos sur le fauteuil qu'on lui avait offert en lui annonçant la nouvelle. Ce n'était pas que le fait lui déplaise, bien au contraire, mais c'était la dernière chose à laquelle elle se serait attendue. Il lui fallait à nouveau réfléchir aux noms qu’elles devraient porter toutes leurs vies... Avec deux enfants, ce n'était plus pareil.
Ses amis les Coppelnheart attendaient une fille pour les jours à venir. Elle savait qu'ils avaient prévu de l’appeler Maya. Elle allait les surprendre avec la nouvelle qu'elle était enceinte de jumelles ; et aussi qu'elle ne l'apprenait qu'après les deux tiers de sa grossesse effectuée. La jeune Maya serait l'ainée de quelques mois des jumelles, et pourraient probablement jouer ensemble quelques années plus tard.
Éloïse réfléchissait beaucoup depuis cette nouvelle. Sa vie changeait, et se préparait à prendre le relais de son corps seul. Quelques semaines avant l’accouchement, elle avait finis de réorganiser sa maison et était prête à accueillir ses filles. Son ventre semblait peser presque aussi lourd qu’elle-même pour Éloïse. Elle qui n'était ni très grande ni très épaisse, préparait deux nourrissons plutôt lourds pour elle. Elle commençait à avoir du mal à se déplacer. Au bout d’une autre semaine à souffrir du dos et des jambes, elle n’y arrivait plus. Elle fut installée à l’hôpital pour qu’elle puisse y mener sa grossesse à terme sans soucis. Elle n'aimait pas du tout cette chambre insipide où on l'installa. Elle se résigna, pour le bien de ses filles à rester sage pour les derniers jours qu'il lui restait à passer.
Son amie Samanthine Coppelnheart vint la voir régulièrement. Sa première fille, Amélie avait eue vingt ans en juin et était bien occupée ailleurs. Son petit frère, de quelques mois seulement, Samanthine l'emmenait avec elle quand elle allait voir Éloïse. Celle-ci avait été plus surprise qu'elle n'aurait pu surprendre avec l'annonce de gémellité. Maya Coppelnheart était né garçon contre toute attente. Le poupon était calme, et les deux mères pouvaient passer des bons moments au cours de ce temps doux.
Le jour de l’accouchement arriva enfin. Le vrai grand jour dans la vie d'Éloïse. Même si l'impatience ne s'était pas fait sentir, elle l’avait ardemment attendu, presque une année entière. Tout se déroula bien, sans qu'elle n’ait à souffrir particulièrement, mais elle s'y épuisa complètement.
Le premier bébé sortit, puis le deuxième. La première fille avait des yeux bleus sombres particulièrement grands. La deuxième avait des yeux très certainement pareils à leur mère quand elle naissait trente-trois ans plus tôt. Un obstétricien demanda à Éloïse leurs noms. Celle-ci, rompue de fatigue, montra des rares doigts tremblants qu'elle parvenait encore à soulever la première née et murmura son prénom presque en un souffle.
Élo- Prume...
Elle pointa ensuite vaguement le front de la deuxième fille et souffla son prénom.
Élo- Elyne...
Éloïse put se reposer avec ses filles dans les bras, celles-ci s’étaient endormies à cause des médicaments. Ce vingt-deux novembre de l'an dix, les jumelles Gains étaient nées.
Quand Éloïse se réveilla le lendemain, les jumelles avaient déjà subi leur implantation et dormaient à nouveau près d’elle. Prume était légèrement plus petite qu’Elyne ; les jumelles ne se ressemblaient bizarrement déjà pas beaucoup.
Tous les nouveaux nés de la ville avaient un diamant bleu fixé à la base des cheveux, en haut du front. Ce joli symbole de la ville accompagnait les citoyens toute leur vie durant. Tous recevaient ce bijou sobre et le gardaient toujours ; non qu’il ne se contentait pas de plaire à tous, mais également que, ancré au crâne, on ne pouvait pas l’enlever.
Il arrivait qu'après un accident des habitants le perdent ; mais dans ces rares cas, le diamant était réimplanté par le ministère de la Santé. C’était le marqueur identitaire des citoyens, il ne se refusait pas.
Les plaintes de cette coutume étaient trop rares pour marquer. Elle ne gênait rien.
À la mort d'un citoyen, l'implant qu'il avait porté durant toute sa vie sertissait la plaque de sa tombe. C'était l'élément de la mort qui rappelait la vie, la pérennité et le souvenir que la personne avait bien vécue comme les autres. Cet œil de quelques millimètres, était le symbole de la ville merveilleuse, mais surtout de la vie. Cette vie qui serait heureuse...
Les jumelles Prume et Elyne Gains, filles d'Éloïse Armylè Almine Gains ; dont le deuxième et troisième prénom n'étaient pratiquement jamais usités ; avaient désormais comme elle, et comme tous les autres habitants, cette pierre bleutée au haut du front, à la base des cheveux naissants. Il semblait encore un peu gros parce qu'elles étaient bébés, mais il finirait discret comme pour tout le monde une fois adultes.
Éloïse s’étant vite remise sur pieds, put rentrer chez elle, portant à plein bras ses deux filles qui regardaient leur environnement avec de grands yeux étonnées. Leur mère pouvait commencer à leur faire découvrir leur maison avec bonheur. Elle s’occupait d’elles avec un amour grandissant ; Éloïse était vraiment heureuse.
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Même si elle rêvassait parfois sur ce que pourraient bien devenir ses filles ; jamais Éloïse n’imagina quelque chose de proche de ce qu’elles allaient devenir... Jamais son imagination ne s'approcha de ce que la réalité allait être pour leurs avenirs. Dix, vingt, trente ans... Plus elle imaginait loin, et plus elle imaginait faux.
Jamais elle n’imagina les éléments invisibles qui allaient les poursuivre jusqu'à la mort. Éloïse n’avait aucune qualité de voyante, aucun talent de préconnaissance ou prescience ; elle ne pouvait pas connaître ou percevoir ces énormes nuages sombres qui avaient déjà commencés à suivre chacun de leurs pas... Cette réalité étrange, imperceptible, éthérée, n'en était pas moins puissante pour autant. Comme une couleur que l'œil humain n'aurait pas été capable de percevoir, cette essence s'instillait désormais partout, sans être remarquée. L'aura avait éclatée, et s'étendait, sans limites claires. Rien n'aurait pu décrire les limites de quelque chose qui ne semblait pas exister.
Pourtant, Éloïse sentit un froid étrange autour d’elle quand les jumelles s’endormirent pour la première fois chez elles, auprès de leur mère. Ce froid n’était pas celui de la mort, comme on l'y associait souvent ; mais celui d’autre chose, quelque chose qui était comme d'horribles nuages veillant sur les bébés. Une chose qui n’aurait jamais dû être là mais malheureusement, ou peut-être heureusement, était bien là... Elle était proche des jumelles, et ne les laisserait jamais hors de sa vue éthérée.
Éloïse s’endormit pourtant vite, sans comprendre la nature réelle de cette impression froide. Elle avait juste monté le chauffage, sans se rappeler ces sentiments de malaise qu’elle avait eu autrefois. Les mauvais souvenirs s’étaient évanouis, elle ne craignait rien, ni pour elle, ni pour ses filles...
Ce qu'était le charme invisible présent, comme un souffle motivé à changer l’histoire, c'était un refus de l'accord tacite que les choses différenciant les réalités existantes restent à leurs places respectives paisiblement. Dans l'histoire, un nouvel élément venait d'être implémenté ; les jumelles Gains. Et le nuage, le froid invisible, entourait celui-ci avec une attention extrême ; donnant à cet élément que les jumelles représentaient, un poids anormalement élevé. L'histoire, le monde où elles étaient nées, subissait des influences insensibles de quelque chose d'invisible, mais dévoué à changer quelque chose dans la réalité sensible... Aucune image, aucune vision ou la moindre lumière n’avait encore changée, mais insensiblement, cela allait arriver.
Malgré les agissements discrets de la chose inexistante, la nouvelle mère se réinstallait chez elle paisiblement. Éloïse était aux anges avec ses deux fillettes qui poussaient lentement. Elle passait une bonne partie de ses journées à allaiter les deux petites créatures très calmes. Elles observaient leur environnement avec les grands yeux colorés hérités de leur mère. Éloïse les adorait depuis déjà longtemps, mais cela s’affirmait à chaque fois qu’elle croisait ces beaux regards.
Éloïse s’endormait le plus paisiblement du monde avec ses enfants serrées contre elle. Dans une chambre qui restait dans la pénombre, la petite famille ronronnait un bonheur doux, très doux, le temps que la croissance des deux petites ne s’affirme vraiment.
Cela arriva, mais Prume n’avait pas l’air de grandir autant qu’Elyne. Éloïse commença à s’inquiéter pour Prume après un an ; alors qu’Elyne avait bien grandie et n’allait pas tarder à marcher, Prume était plus chétive. Le médecin ne trouva pas sa faible croissance préoccupante. Étonnante tout au plus, mais il ne s'inquiétait pas ; tant qu'elle allait bien, il ne fallait pas l'inquiéter, puisque son environnement était parfaitement sain.
Prume grandissait aussi, mais nettement plus lentement que sa jumelle. Elyne sut vite marcher debout et gambadait allègrement dans la maison quand Prume devait encore ramper.
Un jour semblable au précédent, Éloïse se préparait un repas important, comme elle continuait de manger pour trois en allaitant ses enfants. Elyne alla tranquillement jusqu'au salon où elle se décida à escalader le canapé avec une hargne s'avérant efficace. Comme pour finalement crier sa victoire, elle se releva et commença à sautiller. Peut-être que c'était juste le moelleux qui l'amusait.
Elyne glissa et tomba. Sa chute l'entraîna vers le sol proche, mais une table basse avait un angle saillant trop proche. Elyne avait la tête dans une direction qui lui évita une bosse, mais son œil gauche avait plongé sur l'angle saillant. L'humeur aqueuse éclatât, détruisant l'iris, la pupille et le cristallin, mettant à vif la cornée et répandant l'humeur vitrée. La chute d'Elyne termina d'arracher la chair de l'œil, complètement détruit avant qu'elle ne touche le sol.
La douleur fulgurante la laissa un instant interdite, sans se redresser, à peine capable de respirer. L'œil eu le temps de finir de se vider de ses substances, permettant à l'air de détruire les cellules qui recouvraient les cônes et bâtonnets de la rétine. Cette sensation de brûlure augmentant encore la douleur, Elyne fut poussée par cette torture à lâcher un hurlement effroyable, tant en intonation que puissance.
Éloïse en avait lâchée son saladier qui se brisa sur le carrelage de la cuisine, répandant des morceaux de fruits divers et leur jus. Le temps qu'elle n'arrive à sa fille, un autre phénomène avait eu lieu. Quelque chose d’imprévisible était arrivé avant elle.
Elyne ne connaissait encore aucun terme pour définir les éléments de son corps qui lui causaient ces tourments, pourtant, de ce que son cerveau lui permettait de conscientiser, elle savait avec plus ou moins de justesse ce que c'était. Les jeux avec les mains qu'elle avait fait avec sa mère lui avait appris que la vue dépendait de ça ; de là. C'était détruit et c'était cela qui faisait mal. Elyne pensa quelque chose de cet acabit malgré le fait qu'elle n'avait aucun mot à formuler, juste quelques images et sensations.
Elle parvint à définir son œil durant ce laps de temps très court, presque au point de l'appeler par son nom dans sa propre langue si l'organe en avait une. Quelque chose se passa, Elyne ne pouvait pas en saisir le sens, mais elle voulait que son œil cesse de la faire souffrir. Biologiquement, cela se traduisait par une volonté de guérison accrue.
Elyne avait écarté ses mains et reprit son hurlement de douleur, tandis que de son propre corps, réapparaissaient les humeurs, les muscles, la cornée ; tous les éléments nécessaires à l'œil s'éjectaient de la chair et s'organisaient anarchiquement. En quelques instants infimes, le corps d'Elyne avait utilisé d'énormes quantités de cellules proches, pour refaire un œil. Elyne avait soudainement mincie d'un cheveu, et il lui manquait du sang. Cependant son hurlement cessa, elle n'avait plus mal.
Éloïse arrivait quand Elyne cessait de hurler. Quand elle l'atteignait, Éloïse saisi vivement sa fille tachée et barbouillée, découvrant des morceaux de chair et du sang sur le tapis avec effroi. Elle l'appela vivement. La fillette reconnut son nom et leva les yeux.
Éloïse failli défaillir, tremblant sous le choc de son cœur ayant soudainement réagit à cette vue. Elyne ne comprenait pas, elle ne voyait plus de l'œil gauche, mais n'avait plus mal. L'œil gauche était bien là, comme neuf ; mais inutilisable. La mère ne comprenait pas plus ce qui se passait, mais souffrait de la découverte. Éloïse découvrait que l'iris et la pupille de l’œil gauche de sa fille n'étaient plus bleu sombre et noir, mais blancs comme le reste de la sclérotique. La pupille elle-même n'était plus qu'un vague cercle esquissé sur le blanc. Le visage d'Elyne était ensanglanté autour de l'œil qui était d'un blanc clair. Quand elle fut capable de se relever, Éloïse alla chercher Prume et les emmena avec elle chez le médecin.
Même si Elyne semblait aller mieux, un œil entièrement blanc était anormal. Éloïse ne savait pas quoi penser de ce qu'il venait d'arriver, mais son inquiétude la poussait à aller vérifier qu’Elyne allait bien, au-delà de ce qu'elle-même pouvait voir ou comprendre. Prume avait beaucoup pleurée à cause des hurlements à la maison, mais put retrouver très rapidement son calme au cours du trajet, dans les bras de sa mère, contre son sein et sa sœur. La mère présenta Elyne au médecin qui ne semblait pas partager son étonnement.
Après avoir nettoyé le visage de la fillette qui allait sur ses deux ans, Il ne voyait aucune trace de blessure d'où le sang était sorti. Éloïse lui fit remarquer qu'elle avait vu du sang sur le tapis ; elle n'avait cependant pas récupérée les composants d’un œil qui trainaient et ne les mentionna pas.
Le médecin lui expliqua ce qu’il concevait être probablement une tumeur embryologique de l’œil. Les couleurs anormales venaient des constituants de l'œil qui avaient dégénéré subitement. Éloïse insista pour que l'œil blanc soit examiné. Le médecin utilisa un scanner prévu à cet effet qui offrit rapidement une coupe tridimensionnelle de la structure des yeux de la patiente. L'œil droit était normal, mais l'œil gauche était de conception grossière. Plus qu'une couche blanche de la cornée cachant l'iris et la pupille, c'était l'ensemble des constituants de l'œil qui avaient dégénérés. Tous les éléments y étaient, mais leurs compositions et structures chimiques étaient anarchiques. Les humeurs contenaient plus de chair que d'eau, le fond de la pupille semblait être fait de dépots osseux et l'ensemble de l'œil avait des connections nerveuses anormalement placées. L'œil bougeait encore, toujours synchronisé à l'autre, mais le cristallin et la pupille ne pouvaient pas se contracter, et il ne pouvait donc évidemment rien voir.
Il confirma son verdict, d’une tumeur à évolution lente congénitale, qu’elle développait donc de naissance. La petite tumeur avait lentement évoluée jusqu’à ce point de rupture. Le sang provenait des petits vaisseaux qui avaient dut éclater à ce moment.
Elyne était dorénavant aveugle de l'œil gauche à vie. Il ne valait pas mieux qu'un œil de verre. Il était probable que l’œil se mette à augmenter la pression intracrânienne, et qu’il faille donc l’enlever, mais il n’y avait pas d’urgence, cette tumeur n’était pas du genre à métastaser. Le médecin n'avait pas vraiment réalisé sur quoi les doutes d'Éloïse se portaient vraiment, mais celle-ci n’avait pas pu mentionner ce qu’elle avait retrouvé... Il pensait n'avoir fait que rassurer une mère inquiète à la vue d'une blessure, certes rare et handicapante puisqu’elle serait borgne à vie, mais connue et sans danger supérieur pour la fillette.
Éloïse rentra avec ses filles complètement dépitée. Cette histoire était tellement irréelle. Elyne avait perdu un œil sans le perdre vraiment. Prume ne grandissait pas à une vitesse normale. Éloïse soupira longuement. Elle regarda ensuite ses deux jumelles adorées, blotties contre sa poitrine et sourit. Les épreuves douloureuses faisaient partie de la vie, mais avec ses filles chéries, le bonheur surpassait tous ces malheurs.
Le ciel était clair ce jour-là, il ne pleuvrait pas au cours des prochains jours. Une fois rentrée, elle nettoya la table et le tapis. Des morceaux de chair qu’elle ramassa, elle savait en reconnaître la plupart. Elle était accroupie, elle regardait ses doigts salis où quelques morceaux collaient. Cet iris bleu, violacé par le sang, sur son doigt ne la regardait pas vraiment. Elle était perplexe. Ce regard mort entre ses doigts, elle comprenait bien d'où il provenait...Elle était incapable d'expliquer pourquoi cependant... Pourquoi Elyne avait toujours un œil après se l'être crevé.
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Éloïse parvint à se remettre de cet incident avec le temps. Elle avait jeté les restes arrachés sans leur accorder de valeur. Elle ne pouvait pas se permettre d'accorder de la valeur à un mystère de ce genre. Elle était trop heureuse de vivre, avec et pour ses filles grandissantes.
Mais un autre évènement bizarre arriva en février de l'an treize. Il advenait quelques mois après l'autre. Prume et Elyne jouaient dans l'herbe du jardin pendant qu’Éloïse lisait à côté.
Elyne était parvenue à escalader un buisson à mi auteur. Prume se promenait à quatre pattes derrière elle. Prume commençait à savoir prononcer quelques idées de manière plus claire, mais accusait encore un certain retard physique. Elle paraissait plus jeune, mais Elyne semblait elle grandir plus vite que la moyenne.
Elyne, cassant une branche, trébucha et se cogna la tête contre celle de sa sœur. Les deux sœurs se mirent à pleurer en même temps. Éloïse vint les réconforter bien vite, avec une certaine gourmandise pour ses moments d'affection et de confiance totale qu'elles lui accordaient. Des moments tendres de petite enfance qui allaient se raréfier.
Ce qu'elle ne remarqua pas immédiatement devint immanquable dès la semaine suivante.
Elyne avait les cheveux qui poussaient, parfaitement normalement, mais du côté où elle avait dut se cogner, le droit, une corne s'était mise à pousser, ce qui était moins normal.
Derrière l'oreille droite, elle était formée de cheveux très épais coagulés qui formaient une très longue mèche qui se repliait sur elle-même comme une lettre M majuscule très resserrée. Cette corne de cheveux était souple, puisque faite d'une sorte de kératine flexible similaire à celle des cheveux. Éloïse eut beau la trancher, elle repoussait, et plus rapidement que des cheveux. Sa structure était celle d'un ensemble de fibres fusionnées en faisceau. Un médecin qui l’aurait examiné l’aurait probablement considérée comme une cicatrice chéloïde hypersécrétante particulièrement impressionnante, mais malgré les occasions qui se présenteraient, elle n’allait jamais être analysée en détail.
Comme cette corne ressemblait à s'y méprendre à une longue mèche de cheveux fixée par l'intermédiaire de colles et éventuellement d'une armature, les gens furent juste surpris par l'originalité d'une telle entreprise, de la part de la mère d'abord, de la si jeune fillette ensuite. On était aussi admiratif devant l'efficacité des gels qu’elle devait utiliser.
Elyne était aux débuts de la pousse de sa corne trop jeune pour comprendre, ni même saisir toute l'étendue de ce qu'elle représentait. Du mystère, que cette réalité des plus anormales apportait, même si seule sa mère en devinait la mesure, Éloïse ne la comprenait pas. D'abord angoissée, Éloïse n'eut pas d'autre choix que de renoncer à comprendre. Elle y renonça, acceptant l'idée qu'elle ne pourrait probablement pas tout connaître de ses filles.
Bien que de ce point de vue on ne pense que rarement aux particularités physique de ses enfants, Éloïse comprenait que ses filles n'ait pas un corps forcément semblable au sien et les aimait malgré leurs différences anormales qu'aucune d'entre elles ne pouvait alors expliquer. Peu importait les différences physiques, et éventuellement mentales, qu'elles pouvaient avoir. Éloïse les aimait trop pour accorder une importance majeure aux différences. Elle ne réalisait pas vraiment l'étendue de ce que pouvait signifier de telles différences, chez des jumelles monozygotes nées d'une mère par parthénogenèse.
Du point de vue des petites jumelles, il n'y avait rien d'étrange dans leurs vies. Leur adorable mère s'occupait d'elles avec la douceur et l'amour qu'elles auraient rêvés autrement. Elles mêmes s'aimaient déjà comme sœurs. Qu'elles ne parviennent pas encore à s'appeler par leurs noms respectifs ne les gênait en rien, elles n'en avaient pas besoin pour se comprendre, car elles avaient déjà commencées à se comprendre avant d'apprendre à parler.
Elles étaient toutes les deux heureuses et grandissaient à leurs rythmes propres sans accorder d'importance à ce qu'elles ne pouvaient pas encore concevoir. Éloïse sentait que ses filles étaient heureuses et ne se souciait donc plus de ces anormalités qu’elles pouvaient subir. Elle n'en souffrirait jamais autant qu’Elyne quand elle avait perdu un œil, et celui-ci n'était plus source de souffrance. Leurs vies aux trois membres de la famille Gains formaient désormais une famille unie où le temps s'écoulait paisiblement.
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Une année et demie s'écoula tranquillement. Les jumelles allaient sur leurs quatre ans. Prume n'en paraissait cependant que trois. Prume marchait, parlait aussi bien qu’Elyne ; mais son corps était nettement plus petit et menu que ce qu'il aurait dut être. Avec le temps, l'écart entre elle et sa sœur devenait de plus en plus sensible, semblant s'agrandir.
Les jumelles et leur mère commençaient à s'en douter, inconsciemment au moins, elles s'en rendaient compte. Cette différence allait continuer de les démarquer de plus en plus notablement.
Pour la rentrée de l'an quatorze, Éloïse les inscrivit et les amena à la maternelle. Elle-même allait pouvoir reprendre son travail de peintre et d'enseignante dans le même temps. Elle allait retravailler dans cette école primaire jointe à la maternelle où les jumelles iraient, là où elle avait travaillée autrefois.
Les sœurettes connurent un succès retentissant, les amis et collègues d'Éloïse de naguère découvraient enfin les jumelles Gains. Ils étaient aussi intrigués par leurs singularités.
Les sœurs avaient les mêmes yeux bleus presque nuit et les même cheveux châtains délavé que leur mère, presque la même coiffure et des robes similaires. Cependant, il n'y avait aucun risque de les confondre, Prume était la chétive, Elyne était la borgne avec une longue mèche repliée qui lui donnait un aspect féerique. Ses cheveux plus longs trouvaient également leurs racines plus bas sur son front, même en dessous de l'implant bleu. Elles allaient être tout aussi bien accueillies qu’Éloïse l'avait été, elle ne s'inquiétait pas.
Les professeurs étaient contents de revoir Éloïse en bonne forme et lui promirent de bien s'occuper de ses enfants. Elle reprit donc en même temps son travail d'enseignante d'art au primaire ; tandis que les jeunes sœurs commençaient à découvrir leurs capacités aussi bien physiques qu'artistiques ou mentales en maternelle. Les autres enfants étaient particulièrement amusés par la corne souple d'Elyne, qui reprenait sa forme initiale avec souplesse quoi qu'on lui fît faire.
Le professeur des enfants fut surpris de constater qu’Elyne, malgré son œil gauche aveugle, parvenait encore étonnement bien à jauger les distances. Prume y parvenait encore mieux ; mais les yeux fermés. Quand ils jouaient à des jeux basés sur les distances et les reconnaissances, Prume était souvent fâchée. Elle ne connaissait pas bien les distances, elle voulait connaitre les mesures de longueurs. Son professeur lui apprit de façon rudimentaire pendant que les autres jouaient à une pause. Le millimètre, le centimètre, le décimètre rarement utilisé, le mètre, valeur de base, le décamètre et l'hectomètre très rarement utilisés, et enfin le grand kilomètre. Prume une fois satisfaite accepta de rejouer plus volontiers.
On installa Prume au milieu et la fit attendre. Le jeu commença normalement, les enfants coururent en riant s'installer sur les divers niveaux de distance possible autour d'elle, mais Prume ne réagissait pas alors que la plupart étaient derrière elle. Son professeur lui rappela qu'elle devait dire à quelle distance les autres étaient et allaient. Il demanda à tout le monde de ne plus bouger afin qu'il puisse lui expliquer. Les enfants s'arrêtèrent comme s'ils jouaient à un autre jeu, ne faisant plus de bruit pour ne pas être repérés. Prume pointa son index droit à sa droite sans tourner le visage et demanda :
Pru- Qui c'est à cinq mètre ?
Le professeur la regardait un peu étonné, voyant qu'elle ne bougeait pas son regard. Il répondit
- Fei...
Prume pointa son doigt devant elle.
Pru- Toi tu es à deux mètre ou trois ?
Le professeur répondit.
- Xiaoyu est entre deux et trois mètres, c'est bien.
Prume qui commençait à s'amuser lui demanda :
Pru- Et derrière moi, à quatre mètres c'est qui ?
Prume pointa par-dessus son épaule la direction où une fillette se trouvait. Celle-ci était amusée d'avoir été trouvée et répondit elle-même.
- Hua!
Prume pointa sa gauche et commença à évaluer les distances entre elle-même et les autres enfants. Le professeur l'observait faire. Prume ne regardait pas autour d'elle, et fermait même les yeux.
- Je crois que tu as trouvé tout le monde Prume, sauf ta sœur, tu sais où est Elyne ?
Prume ouvrit la bouche et ne répondit pas. Elle hésita à tourner sur elle-même pour la chercher du regard. Elyne était assise, juste derrière sa sœur et la fixait de son double regard en silence.
Pru- Elyne où tu es ?
Prume tournait toujours le dos à sa sœur. Elyne ferma les yeux, Prume le sentit immédiatement.
Pru- Ici !
Prume pointa Elyne qui avait les yeux fermés et se retourna en souriant. Prume ayant gagnée, le jeu recommença avant quelqu'un d'autre. Le professeur l'emmena cependant un peu à l'écart pour l'interroger.
- Prume est-ce que tu arrives à voir quelque chose sans les yeux ?
Pru- Hein ?
- Quand tu fermes les yeux, tu vois encore les choses autour de toi ?
Pru- Euh oui, un petit peu.
Le professeur passa sa main dans sa barbe. Il était curieux.
- Ça te dirait qu'on fasse quelques exercices ? Juste pour savoir.
Pru- C'est quoi un exercice ?
- Comme des jeux.
Pru- Je veux bien.
Le professeur alla chercher un remplaçant pour la classe et emmena les jumelles dans son bureau. Les sœurs étaient mal à l'aise quand elles étaient séparées, il s'en doutait. Le professeur prit des morceaux de papiers, les griffonna et les posa sur le bureau et demanda aux jumelles si elles pouvaient trouver du premier coup celui où la croix était, les papiers étant bien évidemment disposés à l'envers. Les filles se regardèrent et firent quelques mouvements de tête silencieux. Le professeur les observait sans rien dire, mains croisées. Finalement, Elyne lui dit qu’elles ne pouvaient pas.
Il leur demanda d'essayer de trouver en gardant les yeux fermés. Elles gardèrent les yeux fermés tandis que le professeur retournait le rond. Il retourna le triangle, le carré, et enfin la croix. Elles ne réagirent pas. Il les autorisa à regarder. Il demanda alors simplement à Prume comment elle avait fait pendant le jeu pour savoir où étaient ceux qu'elle n'avait pas regardés. Prume n'avait pas l'air de comprendre la question, et Elyne non plus. Il réessaya de leur faire comprendre la question autrement mais ne parvint à rien. Les sœurs commençant à s'ennuyer, il retourna avec elles en classe et oublia cette affaire pour quelques temps.
La semaine se termina sans autre incident. Éloïse était toujours contente d'apprendre que tout se passait bien pour ses fillettes à la maternelle, chaque jour qui passait. Elle n'était pas inquiète, mais toujours heureuse. Le professeur oublia de lui parler de l'étonnante performance de Prume, l'ayant simplement oubliée.
Au cours de ce week-end, Éloïse fit sa première peinture de ses deux petites filles adorées. Qu'elles fussent sœurs, nul n'en aurait douté ; qu'elles fussent jumelles, peu de gens l'auraient hélas cru. Prume toussa un petit peu parfois, mais tout se passa bien, elles avaient acceptées de rester sans bouger un long moment. Elles étaient même étonnement sages, en comparaison de ce qu’Éloïse entendait et voyait autour d'elle.
A cet âge, les enfants étaient content d'aller à l'école ; elles étaient souriante sur le chemin le matin et toutes excitées le soir par ce qu'elles avaient vécues.
Éloïse riait en se doutant que cela ne durerait pas ; s'imaginant quelques années plus tard à devoir les traîner hors de leurs lits et chambres pour qu'elles n'aillent au collège ou au lycée. Peut-être que cela deviendrait même encore plus dur si elle devait un jour les avoir dans une de ses propre classes...
Déjà si jeunes, les caractères des jumelles avaient commencés à différer. Alors qu’Éloïse devait occuper une part sans cesse grandissante de son temps à courir après Elyne, Prume pouvait rester des heures sans remarquer ce qui arrivait, ou n'arrivait pas, autour d'elle. Quand Elyne voulait toujours s'aventurer ailleurs, grimper au-dessus de tiroirs à couteaux et produits ménagers par exemple, Prume préférait barbouiller ce qu'elle trouvait, regarder ses livres d'images déjà entièrement couverts de graffitis.
Elle pouvait aussi juste admirer et encourager sa sœur qui escaladait une armoire. Généralement juste le temps que la mère n'accoure pour empêcher Elyne de terminer ses aventures. Elyne était grondée, Prume riait. Elyne recommençait.
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Le deuxième mois de maternelle commençait à son tour sans encombre. Un matin comme les autres cet automne-là, tous les enfants faisaient de la peinture et apprenaient des mélanges de couleurs insoupçonnés. Les jumelles s'y intéressaient d'autant plus qu'elles reconnaissaient là quelque chose que leur mère faisait, sans jamais l'avoir encore vraiment partagé avec elles.
Elyne faisait des ronds avec son pinceau. Prume était en pleine réflexion devant un dégradé de verts ; du jaune au bleu, de la paille au vert de nuit. Un instant comme un autre jusqu'alors. Prume respirait comme les autres.
Les faibles vapeurs de ces inoffensifs produits attaquèrent la pauvre enfant qui fut prise sans préavis de fortes toux. Prume se mit à tousser à s'en étouffer avec violence, sans parvenir à se contrôler. Le professeur l'amena à l'infirmerie en urgence. Elyne ne parvint pas à réagir aussi vite qu'il ne l'avait fait. Alors qu'il disparaissait déjà, elle restait tétanisée, laissée derrière, dans la classe. Une classe pleine d'enfants n'ayant pas vraiment remarqué ce qui arrivait, mais Elyne se sentait soudainement trop seule pour pouvoir encore les distinguer.
Le jeune infirmier n'avait jamais voulu être là. Il aurait été tellement mieux ailleurs... Ses études étaient autrement plus importantes et intéressantes que ce travail qu'il était obligé de faire là... Lui, un scientifique, un physicien passionné, on le forçait à passer des mois à changer des couches et panser des genoux... Il détestait ça, mais souffrait en silence. Il devait aller au bout s'il tenait à valider son cursus. Ces soi-disant cursus humanistes, forçant les élèves à travailler et étudier même ce qui ne les intéressait pas, dans le but prétendu de maintenir une certaine ouverture d'esprit, était la pire des bêtises qu'il ait jamais eu à supporter. Ces règles qu'il jugeait de la plus sombre stupidité l'énervaient tant... Le jeune homme naturellement arrogant, mais obéissant, n'en avait un comportement que d'autant plus méprisant.
Tandis qu'il lisait un livre, concis mais riche d'idées nouvelles, ou plus exactement d'anciennes idées réhabilitées pour réexpliquer sous une approche différente certains comportements de leptons dans des milieux particuliers... Il fut brusquement dérangé. Un enseignant barbu, un homme comme il les appréhendait, s'engouffra en tirant une gamine qui semblait s'étouffer. L'infirmier, sans joie mais avec sérieux, posa immédiatement son livre, sans prendre le temps de marquer la page.
Prume eu juste le temps d'être aidée à s'allonger sur le lit avant qu'une nouvelle série de toux ne la force à se rasseoir douloureusement. Le visage était rouge vif, barbouillé de larmes.
L'infirmier n'eut pas le temps de sortir ses sirops que Prume s'était courbée pour laisser s'échapper une glaire pourpre qui s'éclata en une grosse tache ensanglantée au sol. Le professeur qui avait assisté à la scène, horrifié, appela prestement l'hôpital. Tandis que l'infirmier tentait par tous les moyens de calmer ces horribles toux qui s'étaient ranimées très vite. Elyne était restée dans le couloir, devant la porte de l'infirmerie. Elle n'osait pas rentrer et commençait à sangloter. Le professeur retournant à la classe la découvrit là, se frottant les yeux en pleurant. Remarquant que les toux avaient soudainement cessées derrière lui, il retourna avec elle à l'infirmerie.
L'infirmier jetait une seringue vide dans la poubelle pour les déchets à risques biologiques. Prume était inanimée.
Joh- Je lui ai injecté un sédatif, ça lui permettra d'attendre l'ambulance.
L'infirmier nettoyait la bouche et le visage de Prume avec précaution du reste du sang s’écoulant doucement. Il jetait les tissus dans la même poubelle, sans chercher à les économiser.
- Merci Johann... Tu vois Elyne ? Ta sœur dort maintenant. Ça va aller.
Sans la regarder, Johann s'écarta en silence pour qu’Elyne voie sa sœur, allongée sur le lit, la tête penchée pour permettre à d'éventuels autres glaire de s'évacuer. Il n'avait pas encore eu le temps de lui ouvrir la bouche pour voir ce qui pouvait éventuellement l'être manuellement mais elle respirait bien.
- On retourne en classe maintenant Elyne ?
Elyne secoua la tête pour lui signifier un non qu'elle murmura à peine. Johann avait un mélange de dégout et de pitié pour ces gamines. Il intervint.
Joh- Elle n'a que quatre ans, tu peux la laisser là, ça ne me dérange pas...
Ça le dérangeait, mais il préférait l'avoir dans un coin à devoir encore entendre un enfant crier dans le couloir.
- Bon... Je te la confie alors, je retourne m'occuper des autres enfants.
Joh- Aucun problème...
Le professeur regarda les deux fillettes un instant. Elyne était assise sur un tabouret et avait la tête tournée vers sa sœur endormie. Il ne put s'empêcher d'éprouver un sentiment étrange devant cette image. Il sortit. Dans le couloir qui le séparait de la classe bruyante, il murmura pour lui-même quelques mots, ceux qui lui revenait inconsciemment à l'esprit quand il revoyait les filles Gains. C'était la première fois qu'il arrivait à nommer cette discrète impression désagréable. Il imaginait des filaments tourner autour d’elles par centaines et les entourer insensiblement.
- La fatalité...
Il rentra dans la salle de classe et referma la porte derrière lui.
Une fois qu'il eut examiné la bouche et la gorge de la gamine, Johann récupéra et consulta le dossier médical des jumelles en attendant l'ambulance. Il s’ennuyait profondément.
Joh- Mère, Éloïse Gains... Ah, c'est vous alors dont tout le monde parle...
Elyne leva un regard plein d'incompréhension vers lui, pendant un instant, se demandant pourquoi il parlait de sa maman. Johann ne remarqua pas cela. Il continua de lire ces feuilles sans intérêts, à un détail près...
Joh- Hum... Pas de père donc...
Elyne ne savait même pas ce qu'était un père, et elle lui demanda innocemment. Johann la regarda avec un étonnement qui dégageait quelque chose de désagréable. Comme s'il était surpris de sa présence ou de sa bêtise.
Joh- Un père c'est un papa, c'est comme une maman mais c'est un garçon, le plus souvent en tout cas.
Ely- C'est important ?
Joh- Eh bien... Si ta maman est une bonne maman, je pense qu'il n'y en a pas besoin. Je te le souhaite en tout cas.
Johann évita de lui dire les hypothèses qu'il pouvait envisager si ce n'était pas le cas. La sociologie ne l’intéressait pas. Elyne retourna sa tête vers sa sœur, encore inquiète, même si elle dormait. C'était la première fois qu'elle n'avait pas confiance dans le sommeil.
Ely- Prume va bientôt se réveiller ?
Joh- Hum... Non.
Une lumière s'alluma dans la pièce, signifiant que l'ambulance était là. Johann se releva peu avant que trois infirmiers n'entrent sans frapper. Johann leur expliqua brièvement la situation dans un langage auquel Elyne ne comprit rien. Ils déposèrent Prume sur le brancard avec une maîtrise impressionnant Elyne. Prume aurait-elle été consciente, elle n'aurait rien sentit de ce déplacement pour autant. Elyne commença à les suivre machinalement. Le troisième brancardier interrogea Johann en retenant la fillette. Il hocha la tête positivement avec un certain air de dépit.
Joh- Elles sont jumelles, vous n'emmènerez pas l'une sans l'autre.
Le brancardier souriait, il prit la main d'Elyne.
- C'est d'accord, tu peux venir petite.
Les brancardiers partis avec la petite fille, Johann les regarda partir les bras croisés. Il sourit pour la première fois depuis que son stage avait commencé. Il était impatient de finir ce stage médical, mais c'était la première fois qu'il se passait quelque chose d'un peu plus original, et donc intéressant. Il voulait retourner à son école scientifique... Il continuait d'autant plus de trouver ces associations d'études entre le médical et les sciences physiques purement ridicules.
Il retourna à l'infirmerie en essayant de se remémorer où il en était dans son livre. Il referma la porte, ramenant le couloir à son vide et son silence quotidien. Comme chaque instant, comme chaque jour.
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