Recto - partie 11
Cheryl Rough. Prume Gains avait choisi un étrange surnom, un beau nom qui évoquait une étrange peinture à la principale intéressée. Pour quelques raisons inconnues, la vraie Cheryl n’était pas venue profiter du concert, en plus d’être difficilement joignable. Elle vivait retirée en réalité...
Néphéline n’était pour rien dans le choix du nom d’artiste, mais Elyne comprenait qu'elle avait aidé sa sœur à accomplir tout cela, et lui préserver une surprise... Pour Cheryl, Néphéline avait seulement une lettre à remettre de la part de la chanteuse. Prume avait prévue de passer la soirée avec sa sœur, mais elle tenait aussi à remercier la vraie Cheryl...
Néphéline était moins extatique que le public vis-à-vis des chants de l’artiste. En fait, cela ne lui faisait pas beaucoup d’effet, et la présence de Prume à portée de bras la réjouissait infiniment plus que de l’entendre chanter pendant des heures. Elle n’avait pas beaucoup de goût pour les chants et n’était pas affectée par l’aura. Elle ne tirait que peu de plaisir de sa présence là, avec un désarroi certain pour s’être retrouvée assise à côté d’Elyne...Néphéline l’observait de temps en temps. La borgne d’abord nerveuse semblait s’être détendue, mais elle dégageait quelque chose de désagréable...Néphéline n’aimait pas cette sensation en elle. Elle ne voulait pas reconnaitre qu’elle ressentait quelque chose de similaire à côté d’elle que quand elle était à côté de Prume. Elle préférait Prume, et elle s’en retrouvait avec un malaise d’autant plus désagréable qu’elle n’aimait pas Elyne...Cette chose qu’elle n’osait pas appeler femme, cette borgne, cette créature...Néphéline ressentait finalement le même dégout envers Elyne que celui qu’elle avait pour presque n’importe qui. En attendant, pour Prume, elle prenait son mal en patience, même si elle souffrait d’une nausée difficile à supporter.
Elle ne réalisait pas que quelque part, c’était sa propre aura qu’elle subissait ; parce que si la présence de Prume l’effaçait, et la soulageait ; celle d’Elyne qu’elle n’appréciait pas produisait simplement à cause de ce choix un effet opposé. Néphéline avait choisi un cercle vertueux avec une des sœurs et un de vicieux avec l’autre ; mais elle ne pouvait pas en comprendre les fonctionnements quand elle n’avait que quatre ans...
Elyne commençait à se détendre, sans être autant sensible que les autres spectateurs à l’influence de Prume sur les goûts et émotions du moment, elle appréciait aussi à sa manière l’instant. Elle n’avait pas l’habitude d’entendre des chants, mais une fois calmée l’admiration de ce que Prume était parvenue à accomplir à partir de l’angoisse, Elyne se laissait bercer par la voix et apprenait à l’apprécier pour ce qu’elle était. Elle prenait goût aux mélodies, et les émotions qui l’animaient venaient d’elle-même, mais se rapprochaient doucement de ce que les autres ressentaient en même temps. Un moment délicieux et encore tellement surprenant...
Prume chantait toujours, encore et toujours. Des dizaines de chansons, et plus de deux heures et demie de bonheur. Malgré leur épuisement, aucun des spectateurs n'en souhaitait la fin, c'était trop sublime, trop absolu. Ils étaient drogués et ne pouvaient plus formuler d’eux même des pensées aussi complexes que des raisonnements temporels ou rationnels.
Les critiques musicaux avaient fait l'apologie de l’art de Cheryl, tant ses chansons étaient féeriques et enivrantes. L'œuvre était un évènement d’une saveur inouïe. Ils n’avaient jamais connus ça, et perdu toute capacité à rédiger des avis une fois cette dernière demi-heure entamée.
Prume chantait encore, mais peu étaient encore capables de se demander comment elle faisait pour tenir physiquement. Quelques spectateurs, qui avaient moins bien supportés quelque chose qu’ils ne pouvaient pas bien percevoir, sortirent avec des maux de tête avant la fin. Quelques autres perdirent connaissance. Il y’eu quelques nausées et autres désagréments mineurs, mais la majorité du public ne remarquait rien.
Et puis au cours d’une chanson, alors qu’elle ne dansait jamais, Cheryl fit quelques mouvements d’épaules un peu brusques. Malheureusement, ils n'étaient pas voulus. Elle s'arrêta brusquement de chanter et ses bras tombèrent le long de son corps inanimé. Prume avait perdue connaissance.
Avant que les spectateurs ne comprennent, des gouttes de sang tombèrent. Le dos de Prume devenait pourpre et sa robe s’imbibait. Son dos saignait fortement.
Les spectateurs qui reprenaient leurs esprits commençaient à s’inquiéter. Quelques membres de l’orchestre arrivèrent à temps pour rattraper Prume qui tombait dans la fosse des musiciens. Il y’eut quelques cris. On voyait une trainée sanglante sur la scène et dans la fosse par là où les musiciens l’emmenaient prestement. La salle commençait à s’évacuer, la réalité retombait à la place du rideau.
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Elyne n'avait pas attendue la fin de la scène sanglante pour tenter de rejoindre sa sœur. A l'extérieur du théâtre, elle retrouva quelques membres du groupe de musiciens qu’elle avait déjà rencontrés tandis qu'ils grimpaient dans une ambulance. Elle s’invita à bord sans demander. Ils ne lui dirent rien, ils savaient depuis longtemps à quoi ressemblait la sœur de Cheryl... Elyne ne se rappelait pas du nom de leur groupe, et cela ne lui importait aucunement. Elle n’avait rien à leur dire non plus.
Prume était allongée sur le ventre, la chair de son dos était abimée, couverte de déchirures comme celles qu’elle avait déjà subie. Elle recevait des transfusions tandis que les brancardiers étalaient généreusement une espèce de pâte physiologique ; la gelée bleuâtre qui l'empêchait de se vider une nouvelle fois de son sang. Elyne avait souhaitée ne plus jamais voir cette crème et se sentait brusquement épuisée.
Prume reprit soudainement conscience et se contorsionna en hurlant de douleur. Les brancardiers la maintinrent allongée et la sanglèrent avant de lui injecter des sédatifs, mais Prume resta éveillée continua de crier longuement. Ils injectèrent une nouvelle dose sans succès. Le plus costaud des hommes s'apprêtait à l'assommer quand Prume perdit enfin connaissance. Les musiciens sanglotaient, terrorisés. Elyne ne pleurait pas, mais avait le visage aussi livide que les leurs.
Ils arrivèrent à l'hôpital peu après. Prume dut disparaître une nouvelle fois en bloc opératoire. Elyne et les deux membres restants du groupe attendirent dans une salle proche. Ils discutèrent un peu, avec des voix fragiles.
Ely- Vous saviez que j'étais sa sœur, n'est-ce pas ?
- La fois où vous étiez venue ? Oui, bien sûr... Elle...Elle nous avait demandés de ne rien te dire, tant que tu ne l’avais pas entendue chanter directement... Je crois que c'est-ce qu'elle voulait plus que tout...
Ely- Que je l'entende et voie chanter...
- Oui... On savait pour sa maladie, elle nous en avait parlés...Depuis le début, on avait toujours un ami ambulancier de prévenu. Mais elle...Elle ne tenait pas toujours aussi longtemps qu'elle le voulait... Aujourd'hui, elle est allée trop loin...
Ely- C'est vrai qu'elle a beaucoup chantée. C’était vraiment sensé durer si longtemps ?
- Le concert devait durer deux heures maximum... On a fait la moitié du prochain concert là.
Ely- Quoi ?
- On ne s'y attendait pas ; mais on a préféré la suivre, nous comme l'orchestre... Les danseurs ont improvisés je pense. Le plus incroyable, c'est que personne ne s'est plaint de la rallonge...
- C'était tellement magnifique...
- C’est vrai qu’elle est fantastique Cheryl ; enfin Prume...
Les deux artistes restèrent silencieux un moment, inquiets.
Ely- Hum...Vous savez quel âge elle a ?
- Oui, vingt ans, elle nous l'a dit... J'espère qu'elle va s'en sortir...
Ely- Je pense que son corps est plus résistant qu'il n’en a l'air ; comme son cœur.
- Vous lui direz ce que vous avez pensé du concert à son réveil.
Elyne soupira. Quand est-ce que cela allait être ? Deux ans plus tard ? Seulement quelques jours ? Ou peut-être encore cinq longues années ? Elyne se sentait déjà souffrir de solitude, tentant de se convaincre que l’absence n’allait durer que quelques heures au plus...
Ely- Oui... Je lui dirais...J’ai quelques choses à lui révéler moi aussi...
Quelques dizaine de mètres plus loin, Prume était attachée à une table d'opération. Elle s’était réveillée pour hurler de douleur encore une fois. Les injections de tranquillisant semblaient sans effets. Rien ne la faisait dormir, et elle était en proie aux tourments les plus vifs.
Le feu lacérait son dos comme un magma bouillonnant. Elle hurlait des propos sur sa tête pourtant, et non son dos. Elle avait l’impression que son front allait exploser et la torturait.
Les médecins ne savaient pas quoi faire pour la calmer. Ils remarquèrent cependant que du sang se mettait à perler de ses oreilles et de ses narines ; sa tête avait subi quelque chose. Ils la lui bloquèrent pour pouvoir l'examiner, même s’ils ne parvenaient pas à la calmer.
Pupilles dilatées, yeux injectés de sang. Oreilles et narines obstruées par encore plus de sang. Elle avait peut-être des lésions cérébrales. Il y’avait certainement une pression intracrânienne surélevée. Il fallait dans ce cas lui scanner le crâne et l'opérer au plus vite ; ou au moins faire des radiographies.
Prume criait de douleur, son implant frontal lui faisant horriblement mal, encore plus que son dos ravagé. Un liquide noir suintait autour de l’implant bleu qui s’assombrissait.
Les médecins firent une rapide analyse de l'activité cérébrale de la patiente qui se révéla naturellement bien supérieure à la normale. Ils devaient la tranquilliser avant de pouvoir envisager la soigner ; mais ils lui avaient déjà injectée plus de produits qu'un adulte aurait pu en recevoir.
Ne trouvant pas meilleurs moyen ; ils la mirent sous gaz anesthésiques jusqu’à temps qu’elle perde connaissance, au-delà de tout dosage raisonnable. Du sang noirâtre s'échappait des bords de l'implant quand elle finissait enfin par s'endormir. Un œdème était manifeste.
Une fois assurés qu’elle n’était pas asphyxiée, les médecins se concertèrent, car il y avait un dilemme. Seule la Santé pouvait délivrer des autorisations d’opérer les crânes et cerveaux.
La partie la plus importante du corps humain ne pouvait être soignée que dans les zones de haute sécurité agrées par le ministère de la Santé car il y’avait risque d’atteinte à l’intégrité des citoyens. Le pouvoir de toucher aux cerveaux n’était pas attribué à la légère.
Malheureusement, cet hôpital et ces chirurgiens n’avaient pas cette accréditation, assurant de la sécurité contre les pires accidents ou manipulations dangereuses. Ils devaient donc l'expédier à l’hôpital central, un peu plus loin dans le secteur. Mais le vrai problème n’était pas là.
D’abord, Prume était dangereusement peu transportable et elle risquait de mourir sur le trajet. Et le plus grave, c’était que ce jour était celui des réunions très importantes de presque tout le personnel accrédité et accréditant de la Santé, au bureau de la mairie. Prume jouait de malchance.
Ainsi, S'ils examinaient et opéraient eux même la patiente, ils enfreignaient la loi de protection des cerveaux, ce qui était un crime gravissime. Malheureusement, Prume était dans un état critique qui rendait très dangereux son transfert ou l’attente d’autorisations exceptionnelles.
Prume était sous le masque qui la maintenait inconsciente et les médecins délibéraient dans l’urgence. Ils n’étaient pas unanimes. Leurs vies en prison contre celle de l'enfant ? Tout le monde savait qu’il n’y avait pas de prison en ville, mais cela ne signifiait pas que les crimes resteraient impunis. Ils en étaient bien conscients. Ils savaient encourir des peines exceptionnelles s’ils examinaient le cerveau de la patiente...
De précieuses minutes s'écoulèrent. Ils n'étaient même pas sûrs de pouvoir la sauver, quoi qu’ils découvrent et une simple radiographie était déjà une certitude pénale pour eux.
Un des médecins finit par accepter ce sacrifice. Il plaça une machine au-dessus de la tête de Prume et lança un ultime avertissement avant de lancer le scan.
- Ceux qui préférèrent sauver leurs vies, je ne vous en veux pas, mais dépêchez-vous de sortir car le temps joue contre nous.
Trois médecins sortirent en s'excusant, promettant de plaider en faveurs des deux restants.
- Allons-y alors, voyons ce qu'elle a vraiment et ce qu’on peut faire.
Une aire du sol, sous la tête de Prume, s’illumina. La machine placée au-dessus s’activait. Le médecin accompagna le mouvement de l’appareil sur les côtés de la tête. Le disque de lumière au sol qui récupérait les rayonnements se déplaçait en conséquence. L'ordinateur traita les informations et calcula une image tridimensionnelle de toute la boîte crânienne et du cerveau. L'implant y apparaissait nettement, trop nettement. Le deuxième chirurgien fit apparaitre l’image obtenue dans la salle. Ils eurent un instant d’absence, restant sans réaction.
- Bon sang...
- Alors depuis le début... C'est pour ça ?
- C'est grâce à ça... Je comprends mieux pourquoi les autorisations ne sont pas...
L’un d’eux se disait que si l'on ne se rend pas compte que l'on est enfermé, on a effectivement l'impression d'être libre. L’humain a besoin de se sentir libre, pas de l’être réellement. Peut-être que la boîte de Pandore n'avait pas libéré tous les malheurs sur le monde, mais en avait simplement révélé l'existence.
Les deux chirurgiens étaient jeunes. Ils savaient que l’accréditation de toucher aux cerveaux découlait d’une longue formation spécialisée. Il apparaissait désormais évident pourquoi.
L’un des chirurgiens baissa les bras, il avait peur.
- On est morts...
- Peut-être pas morts, mais c’est sûr que ce n’est pas quelque chose que l’on est sensé découvrir par nous-même...
Si l'implant ne faisait que quelques millimètres de côté sur le front, l'ancrage au crâne était trop grand pour n'être qu'une décoration. Une aiguille de plusieurs centimètre avançait dans le cerveau et se ramifiait, en ayant fusionné avec le cerveau dès sa formation. L'implant était une puce biométrique implantée directement dans le cerveau, depuis la naissance de chacun. Une technologie biomécanique qui s’adaptait aux circonvolutions des cerveaux de chacun, avec une influence sur celui-ci qu’ils ne pouvaient pas déterminer là. Quel que fût l’action de l’implant sur la conscience et le mental du citoyen, cela n’était manifestement pas censé être connu publiquement.
Pour Prume, la majeure partie de ses ramifications de l'implant plongeaient dans un liquide sombre. Les médecins pensèrent d’abord à un cancer des ventricules du cerveau, qui auraient sécrétées des liquides séparant l'implant des tissus cérébraux. Le liquide englobait la plupart des ramifications et minimisait les contacts avec les tissus. Même si l'aspect paraissait protecteur, cela restait certainement d’origine tumorale, et la source probable des détraquements du corps de Prume.
- C’est du sang mort qui coule, pas du liquide cérébrorachidien...On peut peut-être extraire l’implant.
- Une trépanation ?
- L'implant fait un trou dans le crâne. Si on l'enlève, le sang en surpression pourra s’écouler et on aura accès au cerveau. On doit vérifier s’il y’a tumeur ou pas...
- Normalement, enlever l'implant, si les ramifications se défont comme les racines d'un arbre, tuerait clairement le patient vu les lésions que cela engendrerait. Elle, ce sang de trop la sauvera peut-être. Ensuite nous pourrions vérifier s’il y à tumeur. Mais vu l’objet, je pense que c’est plutôt une réaction de rejet aigu de l’implant. Sur l’ensemble de la population, il est normal que tout le monde ne puisse pas supporter cette chose de la même façon.
- Vu l’aspect, c’est probablement une machine capable d’émettre ou renvoyer un signal. A l'instant où l'implant sera détaché, je ne serai pas étonné que l’on vienne nous arrêter...
L’autre soupira. Le sacrifice était déjà fait et il n’y avait plus lieu de se lamenter. Il était trop tard pour faire demi-tour.
- Sauvons là. Nous sommes là pour ça.
- Bon, opérons là.
- Je te suis.
Scalpels, éponges et divers outils se succédèrent. Le sang noir était en fait le corps d’une tumeur. Il y’avait des cellules cancéreuses dans le sang mort, et l’ensemble en était particulièrement visqueux.
Plutôt que d'arracher sauvagement l'implant, ce qui aurait sûrement endommagé le cerveau, ils tranchèrent la base et extirpèrent avec patience les brins mi organiques mi synthétiques tout en aspirant délicatement la tumeur noirâtre. Celle-ci avait partiellement imbibée le cerveau ; cette sorte d'encre concurrençait le liquide cérébrorachidien, sans pour autant endommager les tissus.
Les deux médecins ne se laissèrent pas impressionner par cette apparence rare. En moins d'un quart d'heure, ils avaient drainé toute la tumeur qui, chose étrange, ne semblait bel et bien ancrée nulle part. Sa consistance presque liquide n’était pas une propagation, mais sa vraie nature.
Certaines des micro-racines de l'implant dans les tissus nerveux ne furent pas enlevées ; c'était trop dangereux, ils risquaient de lacérer les tissus. Le cerveau fut ensuite bien vite rassasié de fluides plus appropriés à sa bonne santé. L'opération était un succès ; elle était sauvée.
Ils raccrochèrent même la partie décorative externe de l'implant, comme si de rien n'était. Ils ne rêvaient pas, ils se doutaient que tenter de cacher les faits ne les sauverait pas.
Ils remirent ensuite Prume sur le ventre pour s'occuper de son dos.
Tandis qu’ils la badigeonnaient et la pansaient, quelque chose se mit à changer.
- C’est bizarre. Regarde, on dirait que les vaisseaux sanguins cicatrisent pratiquement à vue d’œil...
- Le sang a changé de fluidité. Il se passe quelque chose.
Prume hoqueta en remuant. Elle se réveillait en sursaut, prenant une terrible inspiration. Les chirurgiens bousculés reprirent leurs esprits et tentèrent de la maitriser et de la calmer.
Prume se débattait, entendant toutes les explications se mélanger dans son crâne, voyant les images de la radiographie plus loin et les morceaux extraits dans une bassine ailleurs. Elle faisait les liens avec ses douleurs passées, aux suintements, et à mille autres indices éparpillés au cours de sa vie.
Cinq soldats en combinaisons épaisses et armés entrèrent sans prévenir. Les chirurgiens leur demandèrent de l’aide pour maitriser Prume tentant de se redresser, rouvrant la plupart de ses blessures sanglantes.
Deux d’entre eux maitrisèrent Prume brutalement. Deux autres menottèrent les deux chirurgiens avant qu’ils n’aient eu le temps de réaliser et les emmenèrent ailleurs manu militari. Chacun tenu par un soldat, ils disparurent bientôt en dehors de la salle d’opérations. Prume avait cessé de s’agiter, les observant, paralysée par le choc.
Le soldat qui commandait fit signe aux deux autres maintenant Prume là. Ils la sanglèrent pendant que lui effaçait les données et récupérait les morceaux de l’implant. Les deux autres partirent.
La porte se referma.
Le dernier soldat resté dans la salle d'opération regarda Prume un instant au travers de la visière de son casque. Prume l’observait, incapable de réagir, les yeux écarquillés. Elle avait tout vu. Elle avait tout compris.
Pru- Mon implant...Mon cerveau...Qu’est-ce que vous m’avez fait...
- ...Tu n’aurais jamais dut demander cela.
Le soldat sortit une petite seringue de son arme et lui planta manuellement dans le cou. Prume sentit ses sens tourbillonner dans une aiguille de douleur et tout s’effondra. Elle s’effondra.
Une fois la dose létale entièrement injectée, le soldat se détourna du corps et s’en alla. Les signes vitaux s’éteignaient, et le message indiquant le décès fut affiché quand la porte se refermait derrière lui. Le casque étrange du soldat ne permettait pas de voir son visage, mais il n’était pas heureux d’avoir dut faire ça.
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Quoi qu’il ait pu se passer ensuite au cours de cette nuit, un mystère allait demeurer. Il y’aurait des enquêtes, des recherches, des doutes, mais quelques certitudes demeuraient, et elles avaient étaient enregistrées.
Éloïse et Elyne furent informées le lendemain matin. Prume était morte.
Quand la mère ne sembla pas réagir immédiatement, Elyne sentait son ouïe subitement s’éteindre, pour laisser passer un feu dans son crâne.
- Je regrette, les médecins ont fait leur possible, ils...
Elyne venait de frapper le médecin dans le ventre, l'envoyant rouler à terre. Elle lui sauta dessus et lui saisissait le cou d’une main crispée avant de lever l’autre poing. Elle allait le tuer. L’homme blessé fut terrifié par cette femme et cru un instant qu’elle allait effectivement le mettre à mort.
Éloïse attrapa le poing levé qu’Elyne s’apprêtait à abattre. Elle lui ordonna de se calmer. Elyne l’entendit et se mit à trembler. Elle relâcha la tension de son bras et regarda sa victime avec encore une férocité certaine dans l’attitude.
Ely- Elle n'a pas pu mourir comme ça... Parle ! Que lui avez-vous fait ? Réponds !
- Je... Je ne sais pas le médecin en charge ce n'est pas moi.
Ely- Qui ?
Elyne criait plus qu'elle ne parlait. L’homme lui indiqua un nom dont il n’était pas certain, et une direction. Elyne le relâcha avant de s’en aller en courant vers le bureau en question. Elle trouva la porte ouverte et des soldats en train de le fouiller. L'un d'eux lui barra le passage. Même si elle savait ce qu’étaient ces gens en combinaisons et armés, c’était la première fois qu’elle en voyait ; mais elle se croyait prête à se battre contre eux s’il le fallait. La surprise la calmait cependant un peu, et la personne qu’elle cherchait n’était manifestement pas là. Le soldat qui bloquait la porte leva un bras pour empêcher Elyne d’avancer plus loin.
- Vous ne pouvez pas entrer.
Ely- Où est le docteur ?
- Il a été arrêté pour meurtre involontaire et violation de la loi de protection des cerveaux.
Ely- Quoi ? Ça veut dire quoi ?
- Allez demander à la mairie si vous voulez plus d'informations. Circulez s'il vous plaît.
Elyne eut du mal à contenir sa rage qui rebondissait à chaque battement de cœur dans son ventre. Elle s’en alla en perdant des braises invisibles. Le feu éteint, les mares d’acide qui avaient patientées se déversèrent en elle et la rongèrent. Elyne se mettait à sangloter et se sentait vraiment mal pour la première fois, dans sa tête comme dans son corps.
Elyne retournait machinalement d’où elle venait, peut-être pour retrouver sa mère, mais elle perdait toute conscience de la réalité. Dans la souffrance où elle tombait, il n’y avait plus qu’elle, et loin d’être de l’égoïsme, c’était la pire des solitudes qui s’annonçait.
Ce n'était pas possible, c'était impossible ! Prume ne pouvait pas être morte ainsi ! Elle ne pouvait pas le croire, et concrètement, elle sentait bien qu’elle allait être obligée de le constater...Elle ne pouvait pas l’accepter, et souffrait l’impression de mourir à son tour.
Elle avait la sensation qu’elle allait entièrement exploser, se pulvériser et être réduite à néant, mais quelque chose d’illogique empêchait son corps de procéder à cette apoptose. Malgré cette sensation nette qu’elle allait se décomposer et s’effondrer, son corps restait solidaire et fonctionnel, défiant toute logique...Cela l’affectait d’autant plus de constater qu’elle survivait, car cela n’était pas normal.
Elle était intimement convaincue que cela signifiait qu’une part du monde était incohérente.
Quelque chose dans cette situation était forcément faux, que ce soit dans le monde, dans la vérité, la réalité ou les évènements, voire peut-être en elle-même, quelque chose faisait de l’ensemble de la situation qu’elle vivait un illogisme flagrant. Mais elle n’en souffrait pas moins pour autant. Et incapable de raisonner correctement dans la souffrance qui la noyait désormais, Elyne ne se relevait pas psychologiquement.
Elle aurait pu tuer n’importe quelle personne qui l’aurait approchée, si elle n'avait pas été capable de contenir son malheur dans l’enclave étonnamment stable de son propre corps. L’explosion de son être, cette mort subite aurait déclenché quelques éclairs émotionnels, parmi lesquels une certaine rage se serait évacuée. Mais sa fureur avait été noyée sous les acides et elle n’avait déjà plus de pulsions agressives à manifester.
Elle n’avait pas explosée, alors quelque part elle implosait désormais. Ce qu’elle définissait volontiers comme la moitié de son être était mort en dehors de sa présence et elle ne pourrait jamais l'accepter.
Éloïse, elle, était effondrée. Elle ne pouvait plus s'arrêter de pleurer, régulièrement et calmement. Qu'aurait-elle pu faire d'autre ? Sa tristesse était rare et tellement vive. Cette perte horriblement douloureuse lui faisait découvrir un monde étonnant, où l’artiste trouvait beaucoup de lumière.
Mais avant que l’artiste ne reprenne ses droits et sache jouer de ces nouveaux éléments décolorés et chargés de fraicheur, la mère pleurait et commençait son deuil. L’une de ses filles adorées était morte, et ce bouleversement la changeait.
Comme pour toute catastrophe, il allait lui falloir quelques cycles de temps avant que la vie ne revienne s’épanouir, un peu différemment d’autrefois. Éloïse pleurait comme jamais, avec l’impression que son esprit avait commencé à voyager sans la prévenir. Elle se déplaçait en pleurant, sans savoir vraiment où elle se dirigeait...
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La mise en plaque de l'implant de Prume eut lieu le lendemain, le douze mai de l’an trente et un. Elyne n'y assista pas. Elle n'accepterait pas la mort de sa sœur aussi facilement. Le jour où elle irait à mairie, on ne la laisserait pas rencontrer le médecin incarcéré, la laissant se battre seule contre la réalité. Même si on pouvait compatir, sympathiser ou s’apitoyer face à elle, la jeune femme restait sourde à ce qui l’entourait. Elyne s’était fermée brutalement et ne répondait plus.
Pourtant sa mère qui l’avait revue ne la trouvait pas désespérée. Elle voyait sa fille souffrir, différemment d’elle-même, mais pas perdue, pas éteinte. Pour Éloïse, il y’avait encore une flamme très vive en sa fille, une énergie qui transpirait et la maintiendrait toujours à flot. La mère ne s’inquiétait tout simplement pas pour sa fille. Elle savait que le deuil était dur, mais qu’à la manière qui convenait à Elyne, il se ferait...Si Elyne n’était pas venue à cette cérémonie, c’était simplement que cela ne lui convenait pas, la borgne utiliserait autre chose pour se reconstituer. Éloïse avait confiance en Elyne.
Parallèlement, la nouvelle de la mort de la chanteuse Cheryl se répandit, entraînant beaucoup de pleurs. Les musiciens qui avaient travaillés avec elle refusèrent cependant de révéler sa véritable identité, après qu’il ait été admis que ce nom était un pseudonyme de l’artiste. Le musicien annonça ensuite la dissolution de l'entité qu'il représentait, les artistes qui avaient accompagnée Cheryl durant son année fulgurante allaient se disperser.
Chacun était touché à sa manière, et ceux qui avaient travaillé, joué avec elle et coopéré avec son talent étaient particulièrement bouleversés. Ceux-là qui l’avaient entendue chanter de plus près que quiconque semblaient même un peu abasourdis, surpris et troublés jusque dans leurs corps.
Ils ne l'oublieraient jamais...
Éloïse, les entendit le dire. Elle qui avait à tous fait briller la vie d'un éclat si fort pendant quelques instants, non, ils ne l'oublieraient jamais. Éloïse voyait quelque chose d’étrange dans leur comportement, comme s’ils l’avaient connue toute une vie déjà. Elle voyait dans ces jeunes gens la même tristesse qu’elle avait éprouvée quand son père à elle était mort ; quelque chose qui semblait inapproprié là...Prume les avait apparemment séduits, hommes et femmes, d’une façon qu’elle ne comprenait pas, mais avait conduit à un résultat impressionnant.
Ces artistes, à côté des quelques jeunes des débuts, ces musiciens étaient de tout âge. Éloïse avait rencontré ce jour-là la plupart des membres de l’orchestre principal de la ville, qui avait répétés avec Prume durant peut-être plusieurs mois...Et ils la considéraient comme une sœur dans ce deuil, ils semblaient avoir perdu un parent...
Éloïse écoutait des mots d’encouragement et de sympathie de la part d’hommes et femmes qui auraient aussi pu être les parents de Prume, et parfois même d’elle-même. L’homme qui avait fait le discours d’introduction du concert et les déclarations publiques ultérieures était le directeur du théâtre d’Ibnrushdsina et un adjoint à la mairie. Un homme d’importance qu’elle n’avait jamais rencontrée de sa vie venait la voir à l’écart dans ce lieu équivalent d’un cimetière pour lui exprimer sa sincère sympathie...
Éloïse appréciait, mais ne comprenait pas bien comment tous ces gens pouvaient avoir considérés Prume ainsi, avec tant d’estime, en si peu de temps...Le vieil homme lui assurait que Prume avait été une artiste rare, et une personnalité...Il hésita à continuer sa phrase, ce n’était peut-être pas une bonne idée de la terminer, parlant à la mère de la défunte. Éloïse était intriguée, elle l’incita à parler. Il tenta d’exprimer une idée qui lui paraissait saugrenue, mais parlait beaucoup à Éloïse. Il avait sentie en Prume une personnalité mal affirmée, maladroite, en un mot, immature ; mais avec un potentiel important. Il l’avait aidée parce que malgré sa jeunesse, en dépit de son apparence, il avait eu confiance en ce que sa personnalité était capable de devenir. Il avait eu confiance en elle et était certain qu’elle allait devenir une personne admirable...Il était désolé.
Éloïse le regarda partir, songeuse...Prume avait beaucoup changée, et elle-même ne l’avait pas reconnue sur scène. Elle avait eue confiance en sa fille elle aussi, mais différemment, et quelque part, elle n’avait pas la conviction que Prume serait devenue quelqu’un qu’on qualifierait d’admirable...
Elle s’en voulu un peu, mais c’était son sentiment. Elle avait eue confiance en sa fille, autant qu’elle en avait encore pour Elyne, mais elle n’avait pas développée une telle estime, qu’elle ressentait si proche de l’admiration, envers Prume.
Ce que Prume aurait pu devenir, elle n’aurait rien pu en dire ; mais même si elle savait intimement que Prume était une personne gentille, elle ne l’aurait pas vue pour autant devenir quelqu’un suscitant l’admiration...Prume n’aurait pas cherchée l’admiration, elle en était certaine. Elle aurait peut-être cherchée de la reconnaissance, mais pas plus.
Éloïse soupirait beaucoup, elle s’en alla la première, épuisée. Si Prume avait fait tout ça, c’était probablement qu’elle avait pris goût à la chanson, tout simplement...Elle n’avait jamais été du genre à cacher des motifs incongrus derrière des évidences. Prume avait toujours été franche...
Sauf pour sa carrière tenue secrète, mais Éloïse ne considérait pas cela comme un manque de confiance. Quelque part, elle comprenait même sa fille, l’envie de garder intime un monde entier, même de sa famille, c’était normal. La relation qu’elle avait eue avec le chant avait été de l’ordre de l’intime, elle l’avait naturellement gardée précieuse le plus longtemps possible...
Elyne n’arriva qu’après le départ des derniers artistes endeuillés...Elle vint s’asseoir sur le banc face au mur de plaques, parmi lesquelles celle de sa sœur. Elle n’éprouvait rien pour le lieu, la plaque ou le diamant bleu fixé dessus, surplombant quelques informations gravées. Tout cela ne lui faisait aucun effet, cela ne fonctionnait pas pour elle, elle réalisait donc qu’elle ne reviendrait probablement jamais poser ses fesses sur cette pierre. Elle se doutait cependant que pour d’autres, cet endroit allait devenir un lieu de culte...Elle n’avait pas vu Maya ou Néphéline, cela l’attristait. Elle aurait voulu voir l’un des deux amis de toujours, et peut-être en serrer un contre elle, mais aucun des deux n’était là...Elle était seule. Elle pleurait seule, sans comprendre vraiment pourquoi.
Elle se demanda si c'était la fin. Elle ne reverrait vraiment jamais sa sœur ? Elle ne pouvait toujours pas s’y résigner...Mais à force de refuser cela, elle se sentait déchiquetée, lacérée chaque fois un peu plus. Elle ne comprenait pas encore bien si la torture venait de la souffrance de la perte, quelle qu’en soit la vraie nature, ou de quelque chose qu’elle s’infligeait maladroitement dans un but vaguement atteint.
Elle avait atrocement mal dans tout le ventre et la gauche du dos. Elle sanglotait et se murmura à elle-même, les yeux dans le vague.
Ely- Je ne te reverrai jamais Prume ? Tu as vraiment quittée ce monde ?
Elle s'arrêta un instant, elle recommençait à pleurer. Est-ce qu’elle avait réalisée quelque chose en le murmurant ? Prume n’était plus là, cela, elle venait de le concéder ; provoquant des ruptures violentes en elle. Elle en hurlait intérieurement, pleurait brusquement à gros débit en surface.
Ely- Qu'est-ce que je vais devenir sans toi ? Prume... Qu'est-ce que je peux faire ?
Elyne réfléchissait à voix haute, mais était bien consciente de ne pas s’adresser réellement à sa sœur...Elle n’avait pas besoin de lui dire ce qu’elle avait pensé ou ressenti pendant le concert...Elle avait admirée sa sœur, ce qu’elle avait réussie à faire, même si cela devenait bizarre sur la fin. Prume avait été fantastique, et avait réussie à faire briller quelque chose assez fortement pour que cela soit merveilleux pour sa sœur...Elyne s’essuya les yeux en se levant, elle en avait terminé avec cet endroit.
Ely- Quoi qu'il m'arrive, je ne t'oublierai jamais comme ça...
Elle n’avait pas besoin de répéter le mot jamais, elle savait que son deuil ne se ferait pas. Quelque chose continuait de bloquer en elle. Un rouage mal placé, peut-être depuis toujours, mais qui révélait seulement à ce moment à quoi il servait. Elyne n’aimait pas penser à sa façon de penser et de ressentir comme quelque chose d’anormal. Pour elle, ce qui était anormal, c’était des choses illogiques, et cela signifiait des choses inventées, obligatoirement. Ce qui existait obéissait toujours à une logique, elle en était persuadée...Alors elle, elle n’en saisissait à ce jour toujours pas la globalité...
C’était la conclusion logique pour le coup, elle ne comprenait toujours pas tout ce qui la rassemblait à sa sœur, alors même que c’était désormais trop tard pour lui en parler.
Elyne était vaincue, elle avait le sentiment d’avoir tout échoué, dans sa vie, dans cette relation qui la liait à sa sœur, dans tout ce qui la constituait...La disparition de Prume la bouleversait naturellement, mais elle ne se voyait pas retrouver terre, retrouver une conscience et une vie concrète, parce que cela n’avait jamais été concret pour elle.
Le monde entier replongeait dans un flou artistique dont elle ne comprenait pas la logique et les conceptions, mais en la brutalisant corps et âme au passage. Son corps était quelque part plus douloureux que jamais. Sa tête semblait vibrer, et son ventre entier brûlait. Son thorax était lourd à porter, lourd de trop de sensations désagréables. Elle n’avait plus que de l’acide dans ses tissus...Du cou qui semblait contracté et coincé jusqu’au bas ventre en une irritation qui s’était propagée partout.
Elyne s’en retourna machinalement chez elle, décomposée dans ses souffrances et douleurs.
Tout semblait fini.
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